Julie et Salaberry
voltigeur valait bien un accroc à la règle. Le père promit de confectionner une solide paire de souliers de bÅuf dès quâil en aurait le temps, pour remplacer les mauvaises chaussures fournies par lâarmée.
â Et je suppose que les tiennes sont en aussi mauvais état? demanda-t-il à Charland. Toi aussi, tu en auras une paire neuve, déclara le généreux habitant, mais en revanche, je compte sur toi pour veiller sur mon fils.
â Câest trop de bonté, père Lareau! Et vous nâavez pas à vous en faire. Godefroi et moi, on est comme les deux doigts dâune même main.
â Dès quâelles seront prêtes, je les ferai porter au camp. Tiens! On vient.
Dâautres voltigeurs venaient de pénétrer dans la cour. Au milieu dâeux, François distingua un cavalier. Il reconnut le supérieur de son fils et sortit.
â Capitaine de Rouville, fit-il en touchant du doigt le rebord de son chapeau. Salutations!
Rouville était à cheval, en compagnie dâun homme qui allait à pied et semblait épuisé. Câétait Jacques Viger. Peu habitué à parcourir une longue distance sur ses deux jambes, il haletait alors que les troupes avaient à peine parcouru une lieue sur le chemin de la Petite Rivière. Godefroi ne semblait pas surpris de les voir là .
â Le capitaine Viger a logé chez Marguerite et le docteur. Il cherche un cheval pour continuer la route, expliqua-t-il à son père. Je lui ai dit que vous pourriez peut-être lâaccommoder.
â Vous êtes un ami de mon gendre? demanda Victoire en dissimulant derrière un faible sourire sa méfiance envers ce compagnon du fils Rouville, qui avait lâaudace de sâarrêter chez elle. Dans les circonstances, il lui fallait tolérer la présence de lâhomme maudit.
«La vieille sorcière me déteste toujours», constata toutefois Ovide qui conservait un très mauvais souvenir de leur dernière rencontre. Mais aujourdâhui, en la voyant dans sa simple jupe indienne, il se demandait comment une pauvre femme dâhabitant avait pu lui flanquer la frousse. Pendant que Victoire et Rouville échangeaient un regard hostile, Viger répondait à la question de la fermière avec sa grandiloquence habituelle:
â Chère madame, jâai cet honneur! Ce jeune voltigeur me dit que vous auriez peut-être un cheval à me vendre. Or je dois avouer que je ne sens plus mes jambes.
â Câest votre jour de chance, déclara François Lareau en soulevant son chapeau de paille pour sâéponger le front de son mouchoir. Vous ne pouviez pas mieux tomber.
Les Lareau étaient une famille dâéleveurs. François sâoccupait du cheptel bovin et son frère Joseph élevait des chevaux, en association avec le notaire Boileau.
â Jâai justement une belle bête qui devrait faire votre affaire. Elle est bien domptée, avec un caractère doux. Venez, dit-il en lâamenant à lâécurie.
â Monsieur Lareau, vous me sauvez la vie! remercia Viger en voyant lâhabitant entraîner par son licou une paisible jument grise.
â Quâen dites-vous?
â Affaire conclue, déclara le bourgeois, visiblement ravi. Ainsi, jâarriverai avec tous mes membres à Blairfindie. Vous aviez raison, Rouville, de dire que je trouverais ici une bonne monture.
â Je considère ces bonnes gens comme étant presque de la famille, fanfaronna Rouville.
Victoire eut un frisson dâeffroi. Que voulait dire ce satané capitaine? Marguerite lâavait pourtant assurée que les rumeurs dâun mariage avec Emmélie Boileau étaient fausses.
â Ah! soupira Jacques Viger, une fois hissé sur sa monture. Je me sens devenir un autre homme.
Pour leur part, les deux jeunes voltigeurs dissimulaient un sourire moqueur.
â Ces bourgeois! ricana en douce Charland.
â Des jambes molles, pis la couenne de lard douillette! ajouta Godefroi. Pour vivre à la dure, rien ne vaut un habitant! Hein, mon Louis?
Les jeunes gens sâesclaffèrent puis reprirent la route en chantant le dernier air composé sur le major de Salaberry: Câest un major / Qui a le diable au corps / Il nous causera la mort / Il nây a ni diable ni tigre / Qui soit si rustique / Sous la rondeur du ciel / Yâa pas son pareil .
â VoilÃ
Weitere Kostenlose Bücher