Julie et Salaberry
manière de reprendre ses droits sur son fils. Mais pour lâheure, il venait de reconnaître Emmélie Boileau qui marchait sur le chemin du Roi et partit à sa rencontre.
Emmélie sâétait arrangée pour se retrouver seule, à lâécart de sa famille. Elle voulait relire en paix la dernière lettre de Papineau reçue la veille. Leur rencontre avait eu lieu plus dâun an auparavant et, depuis, la correspondance avait été leur seul lien. Emmélie refusait de mettre son cÅur en attente, mais dès quâarrivait une lettre, il palpitait furieusement. Papineau avait été recruté par le cinquième bataillon de milice, ses lettres se faisaient encore plus rares que lorsquâil était à Québec. Il avait noirci deux feuillets entiers dâune écriture serrée de faits et dâanecdotes qui la faisaient autant rire que frémir dâeffroi pour lui, comme le récit quâelle relisait.
Ma chère confidente et amie, il mâest arrivé une drôle dâaventure que je mâempresse de vous raconter.
Vous avez sans doute appris que Détroit est tombé en juillet dernier grâce aux Hurons du valeureux chef Tecumseh. Ma compagnie avait reçu la mission dâescorter le général américain Hull et quelques prisonniers saisis au cours de cette bataille pour la dernière partie du trajet qui les menait à Montréal. En approchant de la ville, une compagnie de « réguliers » , câest-à -dire des soldats appartenant à lâarmée, se joignit à nous et certains dâentre eux, pour se moquer ou insulter les prisonniers, se mirent à jouer Yankee Doodle . Moi, comme dâautres Canadiens de ma compagnie, avons été si indignés par cette attitude outrageante que nous avons rompu les rangs. Ces malheureux se rendaient par la suite à Québec, et de là , à Halifax et même, pour certains, en Angleterre. Tel est le sort des prisonniers de guerre.
Emmélie tremblait en lisant la suite de la lettre. Elle était fière du comportement des Canadiens qui connaissaient le respect dû à lâennemi vaincu au combat, mais les hommes de Papineau avaient commis un acte de désobéissance. De retour au camp, comme le racontait Papineau, ils furent réprimandés.
Si nous avions été des réguliers, on nous aurait sévèrement punis, concluait celui qui se proclamait son bon et doux ami.
Emmélie relut plusieurs fois les derniers mots. Dâune lettre à lâautre, Papineau se montrait plus affectueux, et elle-même se permettait des audaces dans ses réponses. Elle avait conclu sa dernière missive par votre tendre amie de Chambly . Elle replia avec précaution le pli pour le glisser dans son réticule et allait reprendre sa route lorsque Ovide de Rouville surgit devant elle.
â Encore des nouvelles de mademoiselle Papineau? ironisa-t-il, sarcastique, lui montrant ainsi quâil nâétait pas dupe.
Elle rougit, mais ne se laissa pas décontenancer.
â En quoi cela vous regarde-t-il, monsieur de Rouville?
â Mais tout ce qui vous touche me regarde, ma chérie. Vous sembliez préoccupée. Les nouvelles seraient-elles mauvaises?
â Que voulez-vous? éluda Emmélie qui commençait à sâhabituer à sa manière insolente de lui donner du «ma chérie» en alternance avec «adorable pimbêche».
â Lorsque je vous ai aperçue sur le chemin, coiffée de votre chapeau de paille, avec cette robe qui vous va à ravir en montrant vos bras à peine cachés par ce châle choisi avec soin, jâai eu envie de venir vous dire à quel point je vous trouvais charmante. Et puis, comment résister au plaisir de revoir vos yeux?
Il saisit sa main et voulut la porter à ses lèvres, mais elle la retira vivement.
â Monsieur de Rouville, vous mâagacez prodigieusement! sâimpatienta Emmélie.
â Mais moi, je vous adore, répondit Ovide, le sourire un tantinet moqueur.
â Mensonges! répliqua-t-elle en ouvrant son ombrelle. Et elle le planta là , se dirigeant vers la maison rouge dâun pas vif.
Il riait. Ces conversations badines lui plaisaient de plus en plus. Ovide regarda la fine silhouette qui sâéloignait sur le chemin du Roi sans se retourner, puis regagna le campement en sifflotant.
La soirée donnée
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