Julie et Salaberry
dâesprit. On voit quâils sont de la même famille. Et voilà que vous arrivez au bras dâun officier! Finalement, ce sera une soirée digne de mention. Nous éviterons les pénibles questions de pont et fossé!
â Ou dâune guerre possible avec les Américains, renchérit Julie en se débarrassant de ses encombrants vêtements dâhiver dans les mains dâAugustin. Jâai lâimpression que mon père a rajeuni de dix ans depuis quâil espère quâon le rappellera pour le service.
â Et moi, je ne puis croire que nous aurons une guerre! sâinquiéta Emmélie.
â Si les rumeurs sâavèrent et que les Américains nous cherchent noise, il y en aura une, chère mademoiselle Boileau, affirma la voix sentencieuse dâOvide.
Emmélie sursauta. «Une vraie couleuvre! Toujours cette déplaisante manie de se faufiler entre les gens», se dit-elle, le tolérant avec peine. La principale difficulté consistait à rester aimable et polie en présence dâun être quâelle exécrait. Dieu seul pouvait comprendre pourquoi il la poursuivait de ses avances! Cherchait-il à lui faire un baisemain? La jeune fille se dérobait habilement, la main convoitée demeurant résolument derrière son dos⦠Elle avait beau faire appel aux lumières du Saint-Esprit ou aux vertus de la charité chrétienne, son visage se refermait durement dès quâOvide apparaissait. Car elle savait quâOvide avait violé Marguerite Lareau, sa chère cousine.
à Chambly, un village qui comptait tout au plus une centaine de maisons, personne nâavait eu vent de ce crime grâce à monsieur Boileau qui avait rapidement organisé le mariage de Marguerite et du docteur Talham. Beaucoup plus tard, Emmélie et son frère René avaient découvert la vérité à partir de certains faits. Mais ils avaient tenu leur réflexion secrète, respectant ainsi le silence que Marguerite avait toujours gardé sur ce triste épisode. Lâengouement dâOvide à son égard était dâautant plus étrange que celui-ci nâavait jamais caché son mépris pour sa famille.
â Chère mademoiselle Boileau, dit Ovide dans une nouvelle tentative de se rapprocher, je compte sur vous et sur lâaffection que vous porte mon père pour mâaider à le convaincre quâil doit laisser cette guerre aux plus jeunes et de ne pas sâen mêler.
â Moi? Conseiller le colonel? Mais vous nây pensez pas! sâindigna Emmélie.
â Et avec raison, sâinterposa Salaberry. Des officiers de la trempe du colonel de Rouville sont rares au Canada. Je ne doute pas de lâutilité de son expérience, si nous avons une guerre. Vous devriez plutôt être fier de votre père, Rouville.
â Songez quâil a soixante ans passés! protesta Ovide, affectant un air inquiet.
â Et je suis encore suffisamment vigoureux pour entraîner de jeunes blancs-becs dans ton genre, grogna le colonel qui avait entendu la remarque de son fils.
Son cousin Rouville était franchement déplaisant, pensa alors Salaberry, un sentiment partagé de toute évidence par Emmélie Boileau. Il songea à madame de Saint-Laurent qui savait faire fi des désagréments de son union illégitime avec le duc de Kent. Il discernait chez Emmélie Boileau cette même force de caractère. Jamais elle ne se laisserait imposer un parti qui ne lui convenait pas. «Rouville nâa aucune chance», se dit-il encore en présentant son bras à Julie pour monter au salon qui se trouvait à lâétage, comme câétait la norme dans les demeures bourgeoises.
Il ne restait plus aux messieurs de Rouville quâà rejoindre le reste de la compagnie. Emmélie cherchait un prétexte pour retourner à la cuisine afin de se sauver dâOvide, quand le colonel lui adressa un clin dâÅil complice.
â Jâai ici quelque chose qui va vous intéresser, dit-il tout en retirant, avec mille précautions, un livre dâune poche de sa redingote.
â Recueil des lettres de Madame la marquise de Sévigné à Madame la comtesse de Grignan, sa fille , lut Emmélie, les yeux brillants. Colonel, comment vous remercier?
â En lisant ce livre avec le même bonheur que jâen ai eu moi-même, ma jeune
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