Julie et Salaberry
amie, clama le militaire, ravi. Jâestime que câest la dernière édition connue, celle de 1754, que jâai rapportée de France. Je vous prêterai les autres volumes dès que vous aurez terminé celui-ci.
Sur ces entrefaites, monsieur Boileau revint voir ce qui retardait Emmélie.
â Je suis le coupable, sâexcusa monsieur de Rouville. Câest moi qui retiens votre fille.
â Si vous le permettez, cher monsieur Boileau, dit Ovide en sautant sur lâoccasion pour offrir son bras à Emmélie.
Malgré sa répugnance, Emmélie nâeut dâautre choix que dâaccepter. Refuser aurait été une insulte pour le colonel de Rouville quâelle aimait bien, sans oublier son propre père qui lui en aurait fait le reproche pendant des jours.
Au salon, une jeune fille installée au piano-forte chantait lâ Air de Cécile :
Lucas, je tâai donné ma foi /et mon cÅur ne saurait feindre;/ en vain veut-on me contraindre /à ne plus songer à toi./ Ah! ne crains pas cet outrageâ¦/ Non, toi seul a su me plaire. /Non, rien ne changera mon cÅur.
Salaberry apprécia la jolie voix de soprano, tout en remarquant lâexcellente facture de lâinstrument, en connaisseur. Des regards énamourés de la musicienne sâadressaient à un homme en qui Salaberry reconnut lâun des pensionnaires de lâauberge de monsieur Vincelet. Elle portait une robe de mousseline, dont les plis arachnéens étaient retenus par une large bande de satin rose, son abondante chevelure aux boucles savamment ourlées qui retombaient sur son cou était simplement retenue par un ruban tout aussi rose et soyeux, rehaussant sa carnation de blonde. Composé par le Canadien Joseph Quesnel, lâopéra Lucas et Cécile était inconnu de Salaberry. LâÅuvre nâavait jamais été jouée publiquement, mais grâce à ses relations, monsieur Boileau avait obtenu la partition pour sa fille préférée, Sophie.
Le militaire se sentait un peu perdu au milieu de tous ces gens et demeura en retrait, plus à lâaise pour détailler la somptueuse chambre de compagnie de la demeure des Boileau.
Avec ses tapisseries aux murs, ses tapis persans posés sur le parquet de bois ciré et ses meubles dâacajou, le bourgeois rivalisait avec la noblesse. Sur un guéridon, des figurines de plâtre représentaient des personnages de lâAntiquité. Une belle horloge de bronze, flanquée de deux gros chandeliers, ornait le manteau de la cheminée dâoù pendait une de ces garnitures fleuries que Salaberry trouvait affreuses. Par contre, il admira le grand miroir au cadre doré placé au-dessus de lââtre qui reflétait la lumière des lustres suspendus au milieu de la pièce, ce qui procurait un éclairage du plus bel effet.
Mais tout ce décor sentait un peu trop le parvenu. Un tapis mité, mais foulé par des générations dâaristocrates, aurait eu plus de valeur pour Salaberry.
Il repéra Julie. Elle bavardait avec le notaire Boileau. Plus loin, Emmélie et le député Papineau étaient penchés sur le livre prêté par monsieur de Rouville, Papineau indiquant un passage du doigt à sa voisine, très intéressée à ses propos. Les petits yeux noirs dâOvide fixaient la nuque de la brune demoiselle.
«Serait-il amoureux de cette jeune fille?»
Lâofficier en était là dans ses réflexions lorsquâil sentit que quelquâun tiraillait une manche de sa veste. Surpris par ce sans-gêne, il se retourna pour découvrir une fillette dâenviron treize ans dont les yeux clairs le dévisageaient avec curiosité. Elle portait une robe de taffetas bleu pâle qui sâarrêtait à mi-mollet, les cheveux simplement noués par un ruban.
â On ne nous a pas présentés, déclara cette jeune personne pleine dâassurance. Je suis Zoé Boileau.
â Major de Salaberry, à votre service, mademoiselle, répondit-il, dâun ton très sérieux.
Elle se mit à tourner autour de lui en examinant son uniforme dâapparat.
â Votre veste est vert foncé. Les officiers ne portent-ils pas un uniforme rouge?
â Le vert est la couleur du cinquième bataillon de mon régiment, répondit Salaberry avec sérieux.
â Ne devriez-vous pas porter
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