Julie et Salaberry
avec quelle froideur Ursule lâavait accueillie.
â Les chicanes des bourgeois, câest pas nos affaires à nous, petites gens.
â Cette fois, câen est trop! fulmina madame Bresse, outrée par lâaffront infligé à sa servante. Va, tu peux aller te coucher. Et crois-moi, jamais plus on ne te recevra de cette manière, ajouta-t-elle.
Françoise se précipita dans la pièce où son mari, le marchand Joseph Bresse, révisait ses colonnes de chiffres.
â Quây a-t-il, ma Fanchette? demanda son mari en se redressant, la tête couverte dâune toque dâintérieur en velours, couvre-chef destiné à protéger du froid son crâne dégarni.
Un poêle ronronnait dans un coin et une bonne provision de bois permettrait au négociant de travailler tard le soir. Ce dernier avait retiré sa veste et portait une simple robe de chambre sur son gilet et sa chemise dont les manchettes tachées dâencre dépassaient. Malgré sa colère, Françoise nota mentalement quâil lui faudrait les ôter pour en coudre des propres.
à la vue de sa femme, plantée dans lâembrasure de la porte avec les mains sur les hanches, Bresse pressentit des ennuis. Il sâempressa de déposer sa plume sur lâécritoire et Françoise lui narra lâincident qui venait dâarriver à Perrine, ses boucles brunes sâagitant sous une coiffure de mousseline à mesure quâelle parlait, comme pour mieux communiquer son indignation à son mari.
â Voilà que même les domestiques sâen mêlent, fulmina-t-elle en pointant lâindex. Tout ceci est insensé!
Pour toute réponse, Joseph Bresse se leva de sa chaise, troqua sa robe de chambre pour une veste noire et attrapa son gréement dâhiver pendu près de la porte sans un mot.
â Où vas-tu? interrogea son épouse.
â Au presbytère, affirma-t-il en attachant sa pelisse de fourrure.
â Si câest comme ça, je vais avec toi.
Lâinstant dâaprès, le marchand arpentait à grands pas le chemin du Roi en direction du presbytère, suivi dâune Françoise qui enfilait en vitesse gants et manchon. Dans la cuisine, Perrine sâétait remise à pleurer.
Par deux fois, Marie-Josèphe Bédard avait défait son ouvrage de broderie. Elle, si minutieuse, faisait des points irréguliers. Elle avait même utilisé du fil bleu, plutôt que cette jolie teinte de vert achetée récemment pour orner le feuillage des pervenches, suivant le patron quâelle avait dessiné sur la large pièce de toile dont elle souhaitait faire une nappe pour les repas priés.
â Le chignon en bataille, un perpétuel air ronchon. Câest comme ça depuis des semaines, expliqua le curé à lâavocat Bédard qui lisait le dernier numéro de la Gazette de Montréal .
â Ãa lui passera, tu verras. Tu sais bien que notre Josette nâest pas rancunière, le rassura Joseph en donnant à Marie-Josèphe le surnom de leur jeunesse. Hier soir, elle était de bonne humeur.
«Ãvidemment!» grommela intérieurement la jeune femme. Par faute de lâentêtement de son frère curé, elle était pour ainsi dire privée de visites et de sorties. Le souper chez les Rouville était arrivé juste à temps pour lâempêcher de sombrer dans un état proche de la mélancolie. Et ce soir, Emmélie Boileau recevait et Marie-Josèphe était obligée encore une fois dâenvoyer un billet dâexcuse.
«Josette» avait démontré sa mauvaise humeur en servant un souper dâune frugalité monastique à ses frères qui discutaient stratégie et procès, prétextant que les nourritures spirituelles suffisaient à dâaussi grands esprits.
â Un curé qui prêche la chicane, maugréa-t-elle en se penchant plus avant sur son ouvrage pour ne pas avoir à regarder ses frères. Qui mâéloigne de mes meilleures amies. Et puis zut!
â Tu vois? Une humeur massacrante, dit le curé à son frère.
Ils échangèrent un sourire, retrouvant leur complicité dâautrefois. Une telle condescendance eut pour effet dâexaspérer davantage Marie-Josèphe qui avait la désagréable impression de retourner à lâépoque où elle nâétait quâune fillette
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