Julie et Salaberry
dâune carriole. Soulagée, elle adressa un sourire à lâimage sérieuse que lui renvoyait un miroir suspendu près de la porte, vérifia lâordonnance de ses cheveux simplement enroulés dans un chignon reposant sur la nuque.
â Allons, se réjouit-elle à voix haute. Voici du monde.
Pour la soirée, Emmélie portait sa robe en taffetas de couleur prune avec, pour seul ornement, un triple rang de rubans à lâourlet, dâune nuance plus pâle que le tissu. Son unique coquetterie consistait en un soyeux châle en cachemire de couleur ivoire, orné de motifs orientaux et bordé de longues franges, quâelle laissait glisser sur ses bras.
Monsieur de Rouville apparut le premier, en homme qui se sait attendu, suivi de madame de Rouville.
â Diable! Il ne doit pas faire plus froid au pôle Nord que dans toute la région de la rivière Chambly, déclara le colonel en retirant manteau et casque en fourrure de castor pour les remettre à Augustin qui se précipitait au-devant des visiteurs.
Le domestique parfaitement stylé des Boileau emporta la lourde pelisse avec la même vénération que sâil sâagissait dâune relique.
Le colonel se frotta les mains, autant pour les réchauffer que pour manifester sa satisfaction.
â Ma chère petite, je vous réserve une surprise, déclara-t-il avec un air de joyeux conspirateur, comme Julie entrait accompagnée dâun inconnu quâelle identifia immédiatement comme étant le major de Salaberry.
Emmélie voulut refermer la porte derrière eux, lorsque tout à coup Ovide de Rouville sây engouffra en la frôlant. Malgré sa bonne éducation, la jeune femme ne put réprimer un mouvement de recul. Attribuant ce geste à sa présence, Salaberry se présenta et salua:
â Mes hommages, mademoiselle Boileau, fit le bel officier plein dâassurance.
â Il me tarde de présenter mon jeune cousin à votre père, dit le colonel de Rouville, enthousiaste. Ah! Justement, le voilà qui vient.
Monsieur Boileau sortait en effet de son cabinet de travail qui se trouvait au rez-de-chaussée de sa demeure, se pavanant dans une tenue de soirée faite dâune longue veste à lâancienne dâun ton bleu roi.
â Major, vous me voyez honoré de vous recevoir sous mon humble toit, salua le bourgeois dâun ton suave. Je me rappelle très bien monsieur votre père que jâai eu la chance de connaître lorsque jâétais député à Québec, en 1792. Jâai même eu lâhonneur de dîner avec le duc de Kent et madame de Saint-Laurent. Mais entrez, chers amis. Suivez-nous au salon , dit-il en appuyant sur ce mot pour montrer quâil était au fait des nouveaux usages, tout en offrant son bras à madame de Rouville avec une galanterie affectée.
Habituée aux simagrées de son père, Emmélie réprima une envie de rire en se tournant vers Julie.
â Jâétais impatiente de vous voir, dit-elle joyeusement. Ainsi, vous avez vu Marguerite? Comment se porte-t-elle? Et lâenfant?
Le matin même, Julie avait assisté au baptême de la fille des Talham, prénommée Marie-Anne, comme sa marraine. Cette dernière préférait toutefois quâon lâappelle simplement Julie: Marie-Anne Julie Hertel de Rouville étant beaucoup trop long pour une personne dâune nature aussi contenue que la sienne. Mais comme elle connaissait son devoir et les usages de la société, le jour du baptême, Julie avait apposé dans le registre paroissial sa signature énumérant avec exactitude chacun de ses prénoms et de ses noms de famille, écrits lisiblement, sans abrégés ni pâtés dâencre, de sa gracieuse écriture joliment ourlée dont les lettres dâune hauteur minuscule étaient fidèles à lâimage de son caractère effacé.
Passant du coq à lââne, Emmélie entraîna Julie à lâécart.
â Jâai craint un moment que ma soirée ne tombe à lâeau, confia-t-elle, mais finalement, elle promet dâêtre divertissante. Monsieur Drolet est ici et monsieur Papineau, le député, est avec lui.
â Jâai rencontré sa sÅur, lâautre jour. Elle mâa beaucoup amusée.
â Son frère est plus sérieux, mais il ne manque pas
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