Julie et Salaberry
Rassurez-vous, ce que vous craignez est tout à fait impossible, répliqua-t-elle froidement, avec un sourire forgé par des années de mondanités. Avec lâéducation quâils ont reçue, mes grands enfants nâont nul besoin dâoutrepasser leur classe, comme vous semblez le croire. Et ceux qui osent le prétendre ont menti.
â Au moins, vous connaissez votre rang, au contraire de votre époux qui fait chanter toute la paroisse avec son pont. Est-ce à dire quâil nâa plus les moyens de le réparer à ses propres frais? insinua perfidement Thérèse.
Madame Boileau serra les dents sous lâaffront. Voilà où menaient les querelles de son époux! Jamais auparavant, les demoiselles de Niverville nâauraient osé lui tenir des propos aussi offensants!
Ayant jeté tout leur fiel, celles-ci se levèrent en chÅur, annonçant leur départ. Madame Boileau les ignora superbement.
â Ma chère petite, dit Madeleine à Julie, je crois quâil est lâheure.
â Madame Talham, fit Thérèse à Marguerite avec un air parfaitement hypocrite, votre enfant est remarquablement calme. Recevez toutes nos félicitations. Je vous prierais de faire avancer la carriole de mademoiselle de Rouville, ajouta-t-elle comme si elle sâadressait à une domestique.
Loin de sâen offusquer, Marguerite se hâta dâappeler. «Quâelles disparaissent, et surtout, quâelles ne reviennent plus!» songea-t-elle.
Mais le pire nâétait pas encore arrivé. Julie dévisagea Emmélie en lui disant:
â Toutes vos belles paroles ne cherchaient quâà me cacher la vérité. Jusquâà ce jour, je nâai jamais voulu croire que vous vous intéressiez à mon frère. Mais jâai lâimpression que ce quâon dit de votre famille finit par sâavérer.
â Tout cela est faux, je vous lâassure⦠babutia Emmélie, désemparée.
Et Marguerite, voyant ses amies se déchirer de plus belle, ne put sâempêcher de penser quâOvide de Rouville, même absent, avait lâart de semer la zizanie.
Dans la carriole qui les ramenait au faubourg, les demoiselles se vidaient le cÅur: «La prétention des Boileau est révoltante! Câest dire à quel point cette famille devient infréquentable. Pauvre Julie! Vous devriez vous méfier, chère petite. Les jeunes filles sont certes fort agréables, mais inclassables, puisque nées Boileau. Voyez le père: il finira par nous mettre tous sur la paille.»
Assise auprès de Joseph, Julie nâentendait même pas ces propos. Qui dâautre spéculait sur son mariage, avançant même le nom des prétendants? Quelquâun avait-il seulement songé à lui demander son avis à elle, Julie de Rouville, la principale intéressée?
Ce soir-là , lâesprit entraîné dans un dédale de pensées obscures, Julie refusa de manger à la table au souper et fit monter à sa chambre un peu de bouillon et du pain, prétextant un malaise. Elle ne voulait plus penser à René, ni à Emmélie, ni à aucun autre des Boileau. Et son cousin Charles? Que faisait-il? Quand reviendrait-il à Chambly?
Tôt le lendemain, Julie sâinstalla à son écritoire pour rédiger de sa plus belle écriture une première lettre à Charles où elle lui disait à quel point elle avait été heureuse dâavoir de ses nouvelles et, surtout, quâelle en espérait dâautres prochainement.
Â
Chapitre 10
Lâordre de Rottenburg
Les hauts bancs de neige disparaissaient peu à peu sous les ardeurs du soleil de mars. Désormais, des lettres de Julie et de Salaberry voyageaient entre Montréal et Chambly avec la même régularité que la malle-poste â lorsquâil nây avait pas de retard dans la livraison du courrier â, câest-à -dire deux fois par semaine.
Julie se surprenait à attendre les lettres de Charles. Sur la petite commode de sa chambre se trouvait un coffret dont elle souleva le couvercle gravé pour y ranger la dernière missive de son cousin. Elle avait pris son temps pour la lire, afin de consigner chaque mot dans sa mémoire. En vaquant à ses occupations habituelles, elle se rappellerait les phrases de Charles, sâen laisserait bercer. Sans
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