Julie et Salaberry
connais personne qui parte pour Montréal aujourdâhui et il est urgent que tu reçoives ma lettre.
Je te prie instamment de faire ta demande de mariage à mademoiselle de Rouville. Son père mâécrit que vous correspondez, ce qui est bien, mais quâil attend toujours une nouvelle visite de son « jeune et digne cousin » . Il ne souhaite dâautre gendre que toi. Et moi, je te rappelle ce que signifie ce mariage pour ta famille à qui vont tes premiers devoirs, après Dieu et ton roi. Il est nécessaire pour lâavancement de ta carrière. Tu auras besoin dâargent pour tes Voltigeurs et songe à lâimminence de la guerre. Qui sait ce que nous réserve lâavenir? Il est impératif que tu te déclares et jâinsiste même pour un mariage tout aussi rapide. Ta mère dit comme moi: nâattends pas!
Reçois toute lâaffection de ton père, Louis de Salaberry, qui espère une lettre de ta part prochainement.
P.-S. Nous sommes toujours sans nouvelles de Chevalier, mais une lettre dâÃdouard mâest arrivée par la poste de New York. Il partait au camp de Ciuadad Rodrigo, au Portugal, tout près de la frontière espagnole, rejoindre lâarmée de Wellington. « Son Altesse Royale est très fière de son filleul » , écrit-il. à lâheure quâil est, jâignore sâil a quitté lâAngleterre, sa missive datant dâoctobre dernier, mais jâen apprendrai certainement plus à lâarrivée des bateaux, en mai, le courrier venant de New York se faisant de plus en plus rare.
Dâun geste vif, Louis saupoudra la feuille de la seiche quâil récupéra dans un petit bol destiné à cet usage et la plia soigneusement avant dây faire fondre un peu de cire rouge pour la cacheter et y apposer son sceau. Il enfila manteau chaud et chapeau, saisit sa canne-gourdin et sortit de sa résidence de la rue Sainte-Anne où la famille Salaberry passait une partie de lâhiver. Dans les rues de Québec, les pavés encore glacés rendaient la marche périlleuse, ce qui nâempêcha pas le seigneur de Beauport de descendre jusquâau port malgré un léger boitillement pour remettre sa lettre à la prochaine carriole de la malle-poste en partance pour Montréal.
â Damnation!
En lisant les propos de son père, avec les mots «mariage», «nécessaire» et «besoin dâargent» soulignés par deux traits, Salaberry ne put réprimer un mouvement dâagacement: il suffisait de parler pour être obéi, croyait son père qui dictait ses ordres comme si son fils nâétait encore quâun simple collégien, oubliant le fait quâil avait passé la moitié de sa vie dans lâarmée et célébrerait ses trente-quatre ans en novembre prochain.
Néanmoins, Salaberry se laissait charmer par les lettres de Julie. Les feuillets couverts de sa petite écriture si féminine révélaient un caractère plein dâune douceur qui lui plaisait, même sâil nâentrevoyait encore que de loin la perspective de déposer sa saberdache â comme on appelait la sacoche du soldatâ au pied dâune femme qui pourrait être Julie de Rouville.
â Antoine! appela-t-il. Mon manteau et mon chapeau, je te prie. Je sors.
Le domestique revint avec le long manteau noir en forme de cape et un bicorne. En chemin, Salaberry reprit le fil de ses pensées.
Que penser du mariage? Les fiançailles brutalement rompues avec Mary Fortescue avaient eu pour effet quâil raye à jamais ses projets de mariage. Mais depuis son retour au Canada, Salaberry avait délaissé la vie de caserne et son entourage se composait principalement dâofficiers mariés, à commencer par ses cousins Juchereau-Duchesnay et son supérieur et ami, le général de Rottenburg. Même Lady Prévost avait suivi son mari à Québec. Cette tendre correspondance avec Julie de Rouville venait donc tout changer.
Il avait commencé à lui écrire presque par jeu, mais surtout par intérêt. Dâune part, pour donner le change à son père, et de lâautre, plus indirectement, pour maintenir un lien solide avec les Rouville, suffisamment pour que le colonel lui prête les sommes nécessaires lorsquâil en aurait besoin afin de mettre sur pied ses
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