Julie et Salaberry

qu’il y ait des projets de mariage dans l’air. N’auriez-vous pas reçu une lettre de Montréal?
    Â«Comment ont-elles su?» se demanda Julie, estomaquée. Elle jeta un regard noir du côté d’Emmélie. Aurait-elle trahi leurs confidences pour se venger?
    â€” Je savais bien que René épouserait la demoiselle de Rouville! s’écria alors Zoé d’un air triomphant.
    Julie rougit violemment et madame Boileau faillit s’étouffer avec son thé.
    â€” Notre Zoé a beaucoup d’imagination, dit prestement Emmélie.
    â€” Mais, Emmélie! protesta la fillette. J’ai entendu les demoiselles le dire à madame Bresse.
    â€” Zoé, tu sais que c’est très vilain de proférer ainsi des mensonges, la réprimanda à son tour sa mère, pour mieux dissimuler son embarras. Je vous prie d’excuser ma fille, ajouta-t-elle précipitamment en se tournant vers Julie. Comme le dit Emmélie, notre Zoé se plaît à inventer des romances propres à son âge.
    La fillette dévisageait sa mère avec des larmes dans les yeux. Elle n’avait pourtant dit que la vérité.
    â€” Viens, Zoé, allons voir ce que font les garçons, intervint Sophie en empoignant sa jeune sœur, pressentant que la conversation allait tourner au vinaigre. Ils seront déçus si nous n’allons pas leur dire bonjour.
    Une fois Zoé hors de vue, Madeleine de Niverville émit une sorte de glapissement et Thérèse, après avoir délicatement attrapé avec sa langue un morceau de beurre resté sur la commissure de ses lèvres, revint à la charge.
    â€” Chère madame Boileau, dit-elle, comme je vous l’ai souvent rappelé, cette enfant doit impérativement aller au couvent.
    â€” Voyez les effets néfastes d’une éducation donnée trop librement, ajouta Madeleine en tirant un mouchoir d’une lointaine poche avec une mine de tigresse ayant enfin trouvé sa proie.
    Madame Boileau se retenait pour ne pas riposter. Dans la famille, tous avaient été d’accord pour garder Zoé à la maison afin d’épargner du chagrin à une mère qui avait perdu de nombreux enfants en bas âge. Zoé, la dernière de ses dix-sept enfants, resplendissait de santé: c’était la petite miraculée de la famille.
    â€” Notre sœur est très bien éduquée, rétorqua Emmélie. À tour de rôle, Sophie et moi lui faisons la classe. Je lui enseigne le français, l’anglais, l’arithmétique, l’histoire et la géographie. Et comme Sophie est la plus habile dans les arts, elle lui apprend le dessin et la musique… ainsi que l’usage des bonnes manières.
    Emmélie ne put s’empêcher d’appuyer sur les derniers mots.
    Â«La peste soit des demoiselles! se dit alors Marguerite, désespérée de voir son après-midi tourner à la catastrophe. Emmélie est outrée, Julie embarrassée et ma tante Boileau se retient de lancer leurs quatre vérités.» Car il semblait bien que les chipies s’étaient levées aujourd’hui pour livrer bataille. Thérèse croassait comme une vieille corneille en attaquant encore sa tante.
    â€” Et, malgré tout le respect que nous avons pour monsieur le notaire, votre fils, il ne doit pas se faire d’illusions. Comprenez qu’en aucune façon, notre Julie ne peut lui être destinée.
    Devant le visage rembruni de madame Boileau, elle détourna résolument le regard comme pour ne pas voir le fin lainage de la jupe de la dame ni admirer le châle de cachemire qui recouvrait ses rondes épaules, châle que la frêle demoiselle aurait bien aimé posséder, comme l’aurait permis autrefois la fortune des Niverville. Mais elle était heureuse d’avoir enfin trouvé l’occasion de rappeler à l’ancienne demoiselle de Gannes de Falaise à quel point celle-ci avait commis une grave erreur en épousant un roturier.
    â€” Quand à vous, mademoiselle Boileau, susurra Madeleine en s’adressant à Emmélie, n’espérez pas vous marier au-dessus de votre rang en cherchant à prendre dans vos filets le jeune monsieur de Rouville.
    Jusque-là, madame Boileau avait contenu sa colère. Mais cette fois, les insupportables jacasseuses allaient trop loin pour son orgueil de noble dame.
    â€”