Julie et Salaberry
Voltigeurs. Mais il constatait quâil attendait avec impatience lâarrivée du courrier et son entêtement face au mariage commençait à faiblir, comme une lézarde affaiblissant les plus solides maçonneries. «Arrivera-t-elle à endurer mon mauvais caractère? se demandait parfois lâofficier. Comment une jeune fille qui mène une existence paisible à la campagne pourra-t-elle sâaccommoder dâune vie dâofficier? Que ferait-elle, elle si attachée à son village, sâil fallait se rendre en Angleterre?»
Ces questions se bousculaient dans sa tête au point quâil avait parcouru toute la longueur de la rue Notre-Dame sans sâen rendre compte, et était arrivé chez Dillon, où il avait rendez-vous pour souper avec Rottenburg.
Charles de Salaberry et le général de Rottenburg venaient de sâattabler dans la salle à manger de lâhôtel de monsieur Dillon. Le Montreal Hotel , situé près de la nouvelle église Notre-Dame, nâavait guère changé depuis que le docteur Talham y avait amené sa jeune épouse, dix ans plus tôt. Lâendroit sâenfumait: les convives, venus pour y souper, tiraient sur leur pipe avant dâêtre servis. Lâheure était à la détente et les deux hommes savaient ces instants précieux comptés. Bientôt, la machine de guerre se mettrait en branle: réunions de lâétat-major, élaboration des stratégies de défense et combats accapareraient tout leur temps.
â Vous avez fait preuve dâune impressionnante maîtrise pour qui vous connaît, mon cher Gun Powder, lâautre jour, devant notre respectable gouverneur. Jâavoue avoir cru un moment que vous alliez lui tordre le cou.
Salaberry éclata dâun rire retentissant qui traversa la salle à la manière dâun obus sur un champ de bataille, pendant quâun serviteur à la mine grave, affublé dâune perruque et de gants blancs, se présentait à leur table.
â Dites-moi, mon brave, monsieur Dillon sert-il encore de son excellent punch au rhum? lui demanda Rottenburg.
â Nous avons en effet un Planterâs Punch, mon général, le meilleur que vous pourrez trouver à Montréal.
â Apportez-nous un pichet et deux verres, avant de nous présenter le menu de ce soir. Mais faites vite, vous avez ici deux hommes assoiffés et, pour ma part, je meurs de faim.
Le serviteur revint rapidement avec la boisson convoitée, composée de rhum, de madère, de thé vert, de sirop de fruits tropicaux et dâépices, avant dâénumérer le menu.
â Ces messieurs pourront commencer par une soupe écossaise. Par la suite, ils peuvent choisir entre un poulet au cari ou un pâté de mouton et un saumon, sauce homard.
â Va pour la soupe, le pâté de mouton et le saumon, commanda le général. Et pour vous, Salaberry?
â Après la soupe, je ne prendrai que le saumon, puisque nous sommes en plein carême. Mais apportez-moi aussi du Welch Rabbit â il aimait particulièrement ce mélange de fromages fondus quâon servait sur des tranches de pain grillé. Pour finir, je me permettrai un morceau de tarte aux carottes.
â Ah! Ces catholiques! Pas question de déroger en mangeant de la viande pendant le carême.
â On ne peut pas dire que le saumon accommodé dâune sauce au homard soit une grande pénitence, mon général. Et je me gâte avec cette tarte aux carottes. Mais si vous saviez à quel point le fait de manquer aux devoirs de la religion chagrine ma chère mère, vous comprendriez pourquoi je mây conforme volontiers, ajouta Salaberry, avec un accent de sincérité qui ébranla Rottenburg.
La famille Salaberry était reconnue comme étant fort pieuse et ses membres pratiquaient rigoureusement leur religion. Salaberry était aussi franc-maçon, il avait été initié à cet ordre plus ou moins secret par le duc de Kent lui-même. Ce dernier était grand maître. Les francs-maçons regroupaient protestants et catholiques qui acceptaient leur différence religieuse dans un esprit dâhumanisme, intéressés surtout à la recherche de connaissances, et prônant la philanthropie et les vertus morales.
â Salaberry, dit alors Rottenburg, jâai pour vous une bonne nouvelle. Le
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