Julie et Salaberry
journaliste. à lâépoque, vous veniez dâépouser madame Lennox.
â Lennox? fit Rottenburg. Celui qui est mort à La Barbade?
â Jâai cet honneur, messieurs les officiers, confirma Jacques Viger avec un drôle de petit salut. Et je vous assure que la veuve du major Lennox, devenue madame Viger, est toujours la plus délicieuse des femmes.
«Il ne manque ni de charme ni dâesprit», se dit Rottenburg qui connaissait Viger de réputation: un érudit, malgré son jeune âge. Ce dernier allait bientôt célébrer ses vingt-cinq ans. Curieux de tout, fin causeur, câétait un être à la personnalité originale qui avait épousé, quatre ans auparavant, une dame de trente-trois ans et mère de quatre enfants, née Marguerite de La Corne, veuve dâun major de lâarmée britannique et parti le plus convoité du pays. Apparentée aux plus grandes familles canadiennes, elle était dâune beauté à faire tourner les têtes. Le couple, disait-on, formait un ménage très heureux.
â Je suppose, mon général, poursuivit Viger, que les grands de ce monde en sont à organiser notre défense. Jâespère quâils invitent monsieur de Salaberry à participer à leurs préparatifs. Nous aurons besoin dâofficiers comme lui pour en découdre avec lâennemi. Pour ma part, major, ajouta-t-il en se tournant vers Salaberry, je vous suivrai au bout du monde.
Ce nâétait un secret pour personne que Jacques Viger, fasciné par la vie militaire et lâarmée, rêvait dâun poste dâofficier. Mais sa petite taille ne lui permettait guère dâavoir beaucoup dâambition de ce côté.
â Je mâen souviendrai en temps et lieu, répondit Salaberry.
Dâemblée, lâhomme lui plaisait.
â Major, général, nous ne souhaitons pas vous retarder plus longtemps, surtout si votre faim égale celle qui me grignote les talons. Messieurs, fit Viger en se tournant vers ses compagnons, saluons la fine fleur de lâarmée britannique et allons nous mettre à table.
René Boileau et Louis-Michel Viger se contentèrent de sourire à cet énoncé pompeux. Théâtral, Jacques Viger sâinclina finalement dans une grande révérence de cour en déclarant: «Messieurs, serviteur», tandis que ses amis riaient franchement de sa pavane.
Le notaire sâapprêtait à rejoindre ses amis lorsque Salaberry lâarrêta.
â Permettez que je vous dise un mot en particulier?
Le ton était à peine aimable. Que lui voulait Salaberry?
â Je nâirai pas par quatre chemins, notaire. Des rumeurs affirment que vous souhaitez épouser ma cousine, mademoiselle de Rouville.
Offusqué par ce langage direct, René dévisagea le militaire.
â Je nâai rien à vous dire à ce sujet, major, sinon que ce nâest guère lâendroit pour parler de choses aussi intimes.
La réponse, qui nâen était pas une, eut pour effet de provoquer Salaberry. Il empoigna René par le revers de sa veste.
â Ainsi, câest vrai?
â Major de Salaberry, vous vous rendez ridicule avec vos manières de malotru. Je vous en prie, lâchez-moi.
â Que se passe-t-il, Salaberry?
Rottenburg sâétait approché et Salaberry relâcha René.
â Un simple malentendu, mon général, fit René qui replaçait ses vêtements avant de dire à Salaberry: Puisque vous y tenez, sachez que ces rumeurs sont sans fondement. Est-ce suffisant pour que je puisse regagner ma table sans me faire assommer?
â Quelle mouche lâa piqué? demanda Jacques Viger avec stupéfaction, lorsque René fut assis. Tu lui as sans doute dit quelque chose qui lui a déplu. Ces Salaberry sont très susceptibles.
â On pourrait dire ça, même si ce nâest pas exact, répondit le notaire en faisant comprendre à ses compagnons que le sujet était clos.
â Salaberry tâoffrait peut-être une place dans son régiment que tu as osé refuser? plaisanta Louis-Michel Viger. Messieurs, méfions-nous. La gent militaire grossit ses rangs et bientôt, plus personne ne sera surpris dâapprendre que la guerre est déclarée.
Le «beau Viger» plaisantait. On le surnommait ainsi, par contraste avec son cousin, Jacques, qui ne
Weitere Kostenlose Bücher