Khadija
osselets. Être près de son père quand venait la nuit et sentir la chaleur de sa paume contre la sienne suffisait à la petite fille au cœur de garçon.
Muhammad s'installait ensuite face à Khadija pour manger une galette, un peu de fromage et des dattes. Enfin, avant de disparaître dans l'obscurité de la cour en direction de sa chambre, il lui baisait les lèvres et les yeux. Souvent, elle se demandait s'il allait rejoindre Waraqà. Elle n'osa jamais le demander, ni à son époux ni au hanif.
À l'aube, elle regardait Muhammad quitter la cour. Fatima ne tarda pas à l'accompagner dans ce rituel. Devant la chambre des serviteurs, mère et fille devinaient les ombres de Zayd et d'Abdonaï. Muhammad franchissait la porte bleue sans plus se soucier d'eux ni se retourner pour les saluer.
Lorsque Khadija eut vendu toutes les marchandises de la caravane, Abu Talib se montra fébrile. Il venait sous le tamaris et répétait :
— À la mâla, Abu Sofyan et Abu Lahab mènent la danse contre nous. À leur manière : jamais de front, mais avec le venin de ceux qui frappent à l'improviste.
Ou il grognait et pestait sans que Khadija sût à qui s'adressait sa mauvaise humeur :
— Même les plus fidèles se fatiguent de ne pas voir Muhammad nous rejoindre et répondre à tous ces mensonges.
Parfois, il se montrait franchement inquiet.
— J'ai entendu Abu Sofyan assurer à des marchands de Saba qu'ils ne pouvaient plus compter sur nos caravanes. « Pourquoi ? » a demandé l'un d'eux. « Ibn `Abdallâh ne soucie plus de commerce. Il préfère se promener dans la montagne », a répondu Abu Sofyan en ricanant. Abu Bakr l'a entendu comme moi. Il s'est mis en colère.
Ou encore :
— Abu Lahab passe son temps sur l'esplanade de la Ka'bâ, où il raconte que ton époux va venir comme un fou détruire les idoles. Et que répondre quand chacun sait qu'il a détruit les autels d'Hobal et d'Al'lat dans ta cour ?
Plus le temps passait, plus Abu Talib se montrait accablé.
— Le mal est fait. Ceux qui appelaient ton époux Muhammad al Amin, « l'homme sûr », il y a encore cinq ou six lunes, haussent maintenant les épaules quand on prononce son nom. À quoi leur est-il utile, désormais ?
Aux grincements et aux soupirs du vieil oncle, Khadija répondait d'un regard. D'un sourire. Abu Talib finissait chaque fois par faire claquer ses paumes sur ses cuisses en hochant la tête.
— Oui, grommelait-il, pas d'autre solution que d'attendre qu'il en ait terminé... Mais terminé avec quoi, je te le demande ? Qu'est-ce que tout ça va nous apporter ?
Khadija souriait, s'efforçait de dissiper le doute et l'impatience qui la torturaient tout autant que l'oncle de Muhammad. À chacune de ses visites, Abu Talib guettait les traces de la douleur d'Al Qasim sur le visage de Khadija. En vain. Elle excellait dans l'art de la dissimulation. Pourtant, la douleur ne la quittait pas, bien au contraire.
Comme l'été s'achevait, Abu Talib annonça qu'Abu Bakr et lui allaient bientôt former une caravane. Il dit à Khadija :
— Ne le prends pas mal. Ce sera une caravane sans tes chameaux. Je veux montrer à Abu Lahab et à Abu Sofyan que mes affaires prospèrent sans l'aide de ton époux.
— Alors, tu n'as pas besoin non plus d'Abu Bakr, objecta Khadija.
Abu Talib hésita. Khadija convainquit sans peine Abu Bakr :
— Muhammad n'est jamais parti sans toi. Et qui sait si demain, quand la caravane d'Abu Talib sera sur les routes, il n'aura pas besoin de toi ici, à Mekka ? Reste. Il n'y a pas dans cette ville un homme pour qui il ait plus d'amitié. Quand il sortira du silence, à qui pourra-t-il s'adresser, si ce n'est à toi ?
Abu Bakr était d'accord avec Khadija. À Abu Talib, il dit :
— Attends encore. Ta caravane peut partir dans deux lunes aussi bien qu'aujourd'hui. D'ici là, Muhammad sera peut-être de retour parmi nous. Nous irons tous ensemble à Saba.
Abu Talib refusa. Il était obstiné de nature, et l'humiliation qu'il subissait à la mâla en l'absence de Muhammad avait largement entamé sa patience.
Alors qu'on approchait de la lune nouvelle du mois de ramadan, l'indulgence de Khadija finit elle aussi par s'éroder.
Elle fit venir Zayd sous le tamaris et lui demanda :
— Toi qui aimes les nombres, sais-tu depuis combien de temps maître Muhammad quitte notre cour pour aller on ne sait où ?
— Quarante et un jours, répondit Zayd sans hésiter.
— Si mon
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