Kommandos de femmes
coucherai sous ses branches et il n’existera plus aucune entrave. »
Quelquefois, je ferme les yeux. Non pas entièrement, mais en laissant la lumière et les choses y pénétrer par une petite fente. Alors il s’approche de moi, traverse les fils de fer, il est à la portée de ma main que je n’étends pas, car je n’ose ni bouger, ni respirer, pour ne pas détruire cette image.
Un jour, une compagne est assise à ma place, dans la même position que je prends d’habitude. Je m’approche en silence, m’y assieds à mon tour et, sans mot dire, je sais qu’elle pense et sent comme moi. Et à partir de ce jour nous allons ensemble vers notre cerisier. Ainsi se crée une amitié très simple dont le centre d’intérêt est un arbre. Je peux me tromper, mais je crois que notre ami, le cerisier en est bien content.
Nous ne rompons le silence que lorsque nous descendons le monticule. Nous parlons du passé, de l’avenir plein de promesses. Nous partageons nos espoirs et même nos craintes. Car si proches de la liberté, il nous arrive de nous demander quelquefois si nous serons encore capables de tenir convenablement une fourchette et un couteau ? Ne donnerons-nous pas l’impression de sortir directement de la brousse ? J’ai gardé longtemps la hantise du restaurant, craignant de m’exposer aux regards des autres xvii .
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IV
GARTENFELD
24 août 1944 xviii : quatre-vingts Françaises sont appelées pour un transport. Il est une heure de l’après-midi ; il fait une chaleur intense. Nous attendons, nous traînant dans les allées qui entourent le block, ces allées noires, faites de poussière de charbon que les prisonnières aplatissent au rouleau. Nous sommes sales ; cette poussière colle à la transpiration… Si seulement on pouvait se laver ! Pas de savon ! et si peu d’eau dans cette vasque gluante où quatre robinets coulent goutte à goutte…
Que de bruits courent ! malfaisants : « Paris en feu et à sang. » Mon Dieu ! faites qu’ils vivent, mon Robert, mon Roger, 16 ans ! Je donne ma vie, mon calvaire pour eux.
Pas de soupe ce soir-là. Il fait presque nuit. Encadrées de soldats bien armés, de femmes S.S., de chiens, nous passons l’énorme grille… La route déserte et longue. Nous sommes lasses, écrasées de fatigue. La colonne de sept cents femmes de tous les pays lutte désespérément. Enfin une voie ferrée, des wagons à bestiaux…
Gartenfeld est un petit camp non encore habité situé à douze kilomètres de Berlin. Il ne comporte que deux blocks séparés par des abris, deux lavabos-douches, deux W.C., un petit revier. Il est entouré de plusieurs rangs de barbelés électrifiés ; à chaque coin, un mirador.
Attenant à notre camp, celui des hommes, identique. De face, les baraquements des S.S. ; derrière notre baraque, des jardins. Une barrière s’ouvre à notre passage. Nous avons des châlits, trois superposés, avec paillasse, une couverture. Les quatre de Fontenay sont toujours ensemble. Rien à manger pour notre arrivée ; elle n’était pas prévue ! Que nous avons faim ! et nous n’avons rien mangé depuis plus de quarante-huit heures, sauf une tartine durant le voyage. Le samedi matin, distribution d’une gamelle, d’un pot à boire, d’une cuillère. Ce block est séparé en deux ; nous sommes environ cent quatre-vingts, donc à l’aise, tout au moins pour le moment.
À 10 heures : appel, formalités, questionnaire sur ce que nous faisons dans la vie, afin de nous attribuer un emploi aux usines. Un mot d’ordre court dans les rangs, nous sommes « ménagères » ; nous ne savons rien faire.
Dimanche : repos, Dieu que ça semble bon. Ce n’est pas possible on a vraiment envie de prier, de remercier le Seigneur. Une soupe aux orties, avec quelques bribes de pommes de terre, de l’eau pour la toilette, une serviette pour deux !
Lundi : appel à 4 h 30 ; ersatz de café, ça réchauffe quand même, toilette rapide sans savon. À 5 h 15, cinq par cinq, alignées par grandeur dans la cour, revue-contrôle, c’est dur à compter sept cents femmes ; plusieurs fois les Aufseherinnen recommencent en hurlant. À 6 heures, départ pour les usines Siemens, à une heure et demie de marche environ. Nous traversons la ville. Nous sommes séparées par ateliers…
Ce baraquement comporte une très grande table, des tabourets, une pièce attenante pour la couture. Lucienne y est affectée et nous rend mille services
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