Kommandos de femmes
montrerait, si besoin était, que même au milieu de notre déchéance où toutes les valeurs s’anéantissaient, certains êtres avaient su conserver le sens de la solidarité – poussée jusqu’à son extrême limite – et de ce que, au risque de choquer certains, j’appelle la dignité humaine.
— Des déportées, choisies le plus souvent parmi les Polonaises ou les Russes, étaient régulièrement désignées pour suivre les convois de soldats. Chacune de nous savait ce que cela voulait dire : elles servaient au plaisir jusqu’à l’épuisement, et on ne les revoyait jamais. Un jour, pendant l’appel, notre blockowa se plante devant nous et réclame, en allemand bien sûr, huit volontaires françaises pour accompagner un convoi. L’interprète, une jeune professeur d’allemand de Strasbourg, je crois, traduit très pudiquement… et tout le monde feint de ne pas avoir compris. Silence. Regards fuyants. Nous sommes changées en pierre. La blockowa renouvelle sa demande en criant, et en employant le mot « bordel ». Là, évidemment, personne ne peut faire semblant de ne pas comprendre. Mais toujours le même silence, nous n’osons pas nous regarder. Alors la blockowa se met à hurler (elle n’était pas méchante, criait beaucoup et frappait le moins possible) mais il lui fallait huit détenues, huit Françaises, huit volontaires… Sinon, elle choisirait au hasard. Le silence retomba, épais, insupportable. Alors une femme est sortie du rang, calmement et nous a fait face. C’était la grande Lucie, une belle fille blonde, réservée, toujours prête à rendre service, posée et digne – oui, très digne. Elle était là, seule, face à nous toujours silencieuses et immobiles. Alors, elle s’est décidée, et s’est mise à parler d’une voix nette, s’adressant à certaines d’entre nous :
— Allons les filles, un peu de courage. C’est à nous d’y aller. C’était notre métier. Nous n’allons pas laisser des mères de familles, des jeunes filles, le faire à notre place. C’est à nous de partir. Toi Odile, toi Margot, toi… etc.
— Elle en désigne sept, toutes d’anciennes prostituées. Les Allemands n’en conservent finalement que quatre, Lucie n’était pas du nombre. Pas plus en prison qu’au camp, aucune d’entre nous n’avait jamais su, jamais deviné quel était son métier. Et si, la plupart d’entre nous lui conservèrent leur amitié, il y en eut, hélas ! qui ne lui pardonnèrent pas ce qu’elles appelaient « un abus de confiance ».
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J’avais xiv quarante ans lorsque je me trouvais à Hanovre, et il y avait parmi nous de toutes jeunes filles (seize ans, dix-sept ans, dix-huit ans). Parmi ces toutes jeunes, il y avait une petite Toulousaine, presque une enfant, qui partageait notre dortoir et qui travaillait comme nous à l’usine Continentale. Cette petite paraissait avoir plus faim que nous et nous ne pouvions malheureusement lui être d’aucun secours pour l’aider à mieux supporter les tiraillements d’estomac qu’elle ressentait.
Nous touchions vers 17 h 15 pour les unes, 18 h 15 pour les autres (suivant que nous travaillions de jour ou de nuit) une ration de pain que nous nous efforcions de ne pas manger en une seule fois car nous savions qu’il nous faudrait attendre vingt-quatre heures pour recevoir la nouvelle ration. Les femmes de mon âge avaient certainement plus de résistance et de volonté que les jeunes et j’étais arrivée à me passer de manger un jour ce pain pour avoir une ration d’avance. Mais pour notre petite camarade Toulousaine, et pour toutes les jeunes en particulier, ce renoncement était au-dessus de leurs forces et voici ce que faisait ma petite amie. Elle s’était adressée à moi parce que j’étais une maman, en me demandant de lui garder sa ration de pain, afin de ne pas être tentée de manger ce pain en une seule fois.
Quelques instants plus tard, elle s’approche de moi et me demande de lui remettre sa ration afin de prélever une pauvre petite tranche de pain. Elle me remet le reste. Mais dix minutes plus tard, n’y tenant plus, elle me demande son bien une seconde fois et coupe un nouveau petit morceau, puis me remet encore ce qui lui restait.
Et ceci jusqu’à épuisement de sa ration.
C’est ainsi que le pain de ma petite amie se volatilisa en un clin d’œil. Et ce fait se renouvelait presque journellement. La faim qu’elle ressentait depuis de longs mois avait
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