Kommandos de femmes
de ciseaux saisit la première femme qui lui tombe sous la main, la gifle, la traîne par les cheveux, promet que tout le premier rang sera rasé. Les autres « souris » pénètrent dans les rangs, nous bousculent, distribuent des coups de poing et des coups de pied. L’Oberscharführer, glacial, surveille la scène et caresse son pistolet. Puis, subitement, la fièvre tombe, ils partent tous, et nous les voyons au fond du couloir réunis comme en conseil. L’Oberscharführer revient et annonce qu’il voudrait bien entendre nos explications ; à nous de choisir une déléguée. Je suis désignée et je pars.
— Je ne m’étendrai pas sur ma conversation avec l’Oberscharführer. Ma part y fut petite. Je demande qu’on nous permette de rester fières de nous-mêmes. Par notre activité nous aidons la machine de guerre allemande ; nous ne saurions sans déchoir en tirer un avantage matériel. En outre, recevoir un paiement suppose un travail librement consenti ; nous voulons rester des prisonnières. En réponse, il y eut des cris, des hurlements, un essai de discussion sur la valeur des mots « primes » et « paiement », puis enfin le dernier argument pour nous faire céder : si nous refusons les primes, nous perdons le droit de disposer de notre argent, remis aux autorités lors de notre arrivée en Allemagne (on devait nous donner en principe douze marks par mois. Toutes ont un dépôt, certaines sont même très riches). Je soumets la question à toutes. Nous renonçons. Dix minutes après, sur ordre, nous rentrons dans le block.
— Les brosses à dent, les pâtes dentifrices disparaissent dans leur emballage, les harengs quittent la fenêtre. La cantine est fermée. Nous ne mangerons jamais de « délicatesses ». Nous ne mangerons jamais à notre faim.
— Nous avons découvert une autre source de force : notre union. À partir de ce jour, nous ne sommes plus deux cent soixante-quatre femmes, nous sommes un groupe. L’épreuve nous aura montré sa volonté, son courage, son désintéressement. Chacune de nous aura maintenant plus de fierté quand il faudra protéger l’honneur de toutes. Notre renoncement aura été un gain sans prix. Aux moments les plus terribles de notre captivité, lorsque nous avons connu la lutte sans merci pour la vie, nous avons su résister au vertige du sauve-qui-peut. Je crois que dans cette mêlée effrayante d’êtres affaiblis par des années de souffrance et de crainte, nous avons su rester des femmes.
— Un bénéfice immédiat, à dater de l’affaire des primes, sera l’attitude des civils à l’usine. Il nous admirent, ils ont confiance en nous, il nous aident. Certaines d’entre nous reçoivent presque chaque matin un morceau de pain. Mais le cadeau princier, répété tous les jours, celui qui nous permet d’attendre, c’est le journal. Il est caché tous les matins sous les plaques de caoutchouc. Il entre au block dans la semelle de nos chaussures ; et le soir, quand le contrôle est passé, il est traduit, lu dans toutes les chambres. Nous n’avons plus ni faim ni froid, nous ne nous rappelons plus que nous avons été battues, quand nous savons que le mur de l’Atlantique est percé, qu’ils sont à Paris, que de Lattre est en Alsace, que Leclerc est à Strasbourg, qu’Aix-la-Chapelle vient de tomber.
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Le printemps xvi , si plein de promesses, avec son ciel bleu et cet air délicieusement parfumé que l’on respire longuement, avidement, quand on a travaillé et que l’on sort de l’usine ! Même sur notre pauvre terrain poussent, contre toute attente, de rares herbes que nous récompenserons de leur gentillesse en les contournant soigneusement. Ainsi, apparaissent des îlots d’herbe tendre sur cette pauvre terre rendue encore plus infertile par nos semelles en bois. Le regard s’y accroche. Mais, quand on pousse jusqu’au bout du terrain, on arrive vers un monticule et de l’autre côté, par-delà des fils de fer barbelés, un cerisier mêle ses couleurs aux teintes nuancées de la verdure des prés et des arbres. Tous les jours je m’accroupis par terre, j’entoure mes genoux de mes bras et je regarde fixement mon cerisier. Il fait maintenant partie de moi, il symbolise la liberté que je sens encore plus proche quand je me trouve en face de lui. Ma première pensée en le voyant est : « Demain, peut-être, les fils de fer barbelés disparaîtront, je prolongerai mon chemin, m’approcherai de lui, me
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