Kommandos de femmes
du vieux poêle qui n’a jamais tant ronflé, avec comme éclairage des bougies roses ramenées de là-haut. C’est Francine qui officie.
Je revois cette scène : ces femmes squelettiques, crasseuses, avec encore dans les yeux toute l’angoisse, l’horreur de ces dernières semaines, et qui, déjà, essaient de réapprendre à sourire. Et puis, il y a autre chose, il y a un homme parmi nous, un prisonnier de guerre français, évadé d’un kommando voisin, qui s’est réfugié ici avec deux camarades ; ceux-ci sont au block 8, et André, c’est tout ce que nous savons de lui, est chez nous. On l’a fait manger, on l’a questionné, mais il sait peu de choses…
Francine a fait sauter une première tournée de crêpes ; chacune a savouré la sienne, notre camarade P.G. aussi, en faisant un vœu, le même pour tous, sans doute.
Et alors, tout se précipite : Annie, la blockowa de notre block 11, entre en courant, livide, et hurle : « Où est le prisonnier français ? Il faut qu’il parte, tout de suite, tout de suite ! » Le jeune homme sort de l’ombre, inquiet. Nous essayons de le retenir : pourquoi doit-il partir ? Que se passe-t-il ? André hésite. Annie le prend par le bras :
— Monsieur, je vous en supplie, si vous étiez mon frère, ou mon mari, je vous le dirais : partez, partez tout de suite ; je ne peux rien vous dire, mais partez, partez !
Cela semble très grave. Après quelques hésitations, le garçon nous dit au revoir, sort du block et disparaît dans la nuit.
Alors Annie, très vite :
— Rangez tout, restez calmes, les S.S. sont dans le camp ; ils ont trouvé les deux prisonniers du block 8 et les ont tués, tués tous les deux.
Nous avons à peine le temps de réaliser qu’un officier S.S. suivi de deux soldats entre dans la chambre, revolver au poing et hurlant. Les soldats renversent les marmites qui sont près du poêle, regardent sous les lits, retournent les paillasses… personne ne bouge, nous sommes transformées en statues. Francine, qui a gardé sa poêle à la main, offre machinalement sa crêpe au S.S. qui jette tout à terre, furieusement. Ils s’en vont, et nous restons là, pensant aux deux morts, à celui qui est parti… Non, nous ne sommes pas encore libres.
3 février : sans arrêt, des escadres d’avions de bombardement passent au-dessus du camp, volant vers l’ouest, le canon se rapproche… De notre chambre, personne n’est sorti ce matin ; nous attendons, assises autour du poêle sur lequel mijote une énorme marmite de haricots. Une femme guette près de la fenêtre ; elle se retourne et hurle :
— Les voilà, ils reviennent !
Ce sont des S.S. encore, des hommes casqués, armés, couverts de boue, qui doivent reculer en combattant depuis plusieurs jours, avec sur leur visage creusé toute la haine du désespoir. Ils entrent dans les blocks, hurlant des ordres, se faisant comprendre à coups de crosse : il faut partir, les suivre, marcher derrière leurs camions, tout de suite, schnell, schnell ! Il faut retourner à Ravensbrück, sinon ils vont nous faire sauter.
Denise m’interroge :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je n’hésite pas :
— On reste. Crever pour crever, autant rester ici.
J’explique :
— De toutes façons, moi, je ne peux pas marcher ; les Russes ne sont pas loin ; on a une chance de s’en sortir…
— Et s’ils font sauter le block ?
— On verra bien…
Et les femmes de notre chambre décident de rester avec nous.
Je ne sais pas qui m’a inspiré ce jour-là, mais je sais que rien au monde ne m’aurait fait sortir du camp.
Et nous les avons toutes vues partir, en rangs, cinq par cinq, courbant la tête sous les rafales de neige, toutes, toutes… Yvonne Baratte au beau visage grave, Nanouk au dévouement inlassable, Etty rescapée de la grotte de la Lure au Vercors… Elles sont parties, à pied, derrière les camions des S.S… Nanouk n’est pas allée bien loin, nous avons retrouvé son corps à l’entrée du camp, deux balles dans la tête… Les autres… mortes ou abattues sur la route, et pour celles qui ont tenu jusqu’à Ravensbrück, la longue agonie sous la tente.
Dans notre chambre, nous nous cachons sous les châlits, dans les coins sombres ; un soldat entre, hurle, ne voit personne et jette en ressortant une grenade incendiaire sur la baraque. La charpente prend feu, mais il fait – 30° et il neige, l’incendie ne s’étend pas. Nous nous
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