Kommandos de femmes
chambre 2. Renée, une vieille Autrichienne qui couche près de nous, apporte de l’atelier de couture où elle travaille, les nouvelles les plus fantaisistes : les Russes seraient à Vienne, à Stettin… Nous sommes toutes prêtes à la croire… Par contre, lorsque nous lisons dans un morceau de journal allemand qu’on se bat encore en France, cela nous paraît grotesque, car nous sommes persuadées que la France est entièrement libérée. Et pourtant… (Fin novembre 44.)
Dans l’après-midi, nos vêtements reviennent de l’étuve ; on nous distribue des bas de laine grise tricotés par les femmes âgées de Ravensbrück. Nos jambes crevassées par le froid seront un peu protégées, et nous passons la soirée à établir un système de cordons et de ficelles pour fixer nos bas. Ces détails, si simples dans la vie civile demandent beaucoup d’imagination, d’astuce. Car nous n’avons rien, absolument rien ; on déchire des lambeaux de robe pour servir de lacets aux galoches, on ramasse des bouts de papiers pour protéger les plaies qui suppurent sur nos pieds, nos bras, on camoufle de la paille, des vieux papiers, des lambeaux de couvertures pour tenter de se protéger du froid, sachant que l’on risque la mort si l’on est pris…
Décembre 44 : les arbres ont été abattus, personne n’en a reçu sur le crâne ! Il faut maintenant arracher les racines. Ah, ces racines de pins ! Je ne peux plus voir de pins sans y penser… Elles sont énormes, enfouies dans le sable ou agrippées au rocher, avec des ramifications qui partent dans toutes les directions ; il faut les dégager au pic, scier, découper, enfin sortir du sol l’énorme morceau de bois filandreux. Et nous en sommes venues à bout.
Alors, nous avons attaqué le rocher. Nous avons creusé au pic des sortes de tranchées, dans lesquelles nous descendions, et, brandissant le pic au-dessus de la tête, il a fallu abattre environ deux mètres de rocher… Le rocher était gelé et nos pics, lancés pourtant de toutes nos forces, n’en enlevaient que des écailles. Souvent, un des vieux soldats qui nous gardaient – genre « Territoriaux » – après avoir hurlé une fois de plus, nous arrachait le pic des mains, pour nous montrer comment il fallait s’en servir. De toutes ses forces d’homme, il tapait sur le roc, le résultat n’était guère meilleur, alors le soldat jetait le pic par terre et s’en allait avec un juron, en nous lançant un regard presque apitoyé.
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— Le témoignage xciv chrétien aurait été de rester joyeuses et de ne vivre que pour les autres, au lieu de se lamenter sur soi, et de garder jalousement le peu qu’on avait. Ce témoignage a toujours été celui de Nanouk, qui allait voir les malades au revier après son travail, toujours prête à rendre service jusqu’à l’épuisement.
— Un jour, je chantais au travail, une camarade me dit : « Vous pouvez chanter au moins. Vous êtes croyante, vous ne souffrez pas comme nous. » — « Si, je souffre aussi, mais je sais que Jésus-Christ souffre avec nous, que ce n’est que pour un temps ; cela n’empêche pas que ce soit très dur maintenant. » — « Qu’est-ce que cela peut faire que Jésus souffre avec moi, et pourquoi est-ce que je souffre, je n’ai rien fait de mal, ce n’est pas juste. »
— Ah ! pourquoi, nous qui étions là pour témoigner de Jésus-Christ, avons-nous faibli, pourquoi ces moments de découragement, d’accablement, entraînés par cette lassitude ? « Oublies-tu de prier ? » me dit Yvonne un jour ; c’est vrai, je priais alors si peu. Beaucoup profitaient du moment de l’appel pour le faire.
— Dans la chambrée de Nanouk, il y avait à la fois des Françaises et des Allemandes. C’était une constante occasion de frottements. Un jour une Baptiste croate prit la parole : « Je sais tout ce qui vous oppose, mais le Christ est mort pour toutes. » Elle demanda un morceau de pain qu’elle partagea entre les femmes présentes et fit circuler une gamelle de café ; le jour de Noël, Nanouk a présidé notre culte, et nous avons renouvelé ce geste de la Cène, en communion avec toute l’Église.
— Un dimanche, à Kœnigsberg, mon amie Hélène fit le culte dans notre chambrée. Les protestantes s’étaient rassemblées autour de la table. Nos camarades étaient dans leur lit. Je ne sais plus ni ce qu’elle lut, ni ce qu’elle dit, je sais simplement que c’était le
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