Kommandos de femmes
message de Jésus-Christ s’appliquant à notre situation et à notre vie présente. Le silence se fit et toutes nos camarades, des catholiques, des incroyantes remercièrent Hélène de ce message. Je me souviens aussi d’une conversation avec elle : j’étais frappée de voir comme elle acceptait la perspective de la mort sans crainte, tant était grande sa foi dans la Résurrection. Et moi, j’avais un tel désir de revivre une vie terrestre normale.
— Les corps xcv maigrissaient, les plaies dont ils étaient couverts augmentaient de jour en jour, la salle des pansements devenait une cour des miracles. Les lits de l’infirmerie se remplissaient de malades : par deux sur d’étroits grabats superposés, dans une communauté de saleté, de parasites, de pus et de misères, véritable hôpital de Saint-Vincent de Paul comme disait notre chère Nanouk, où chacune pourtant avait besoin de sa voisine pour lui demander un peu de chaleur animale et de soutien moral.
— Voilà trois mois seulement que nous sommes à Kœnigsberg ; déjà la mort éclaircit nos rangs et nombreuses sont celles d’entre nous qu’elle menace. Yvonne résiste toujours ; la figure s’amenuise sous les cheveux courts, mais le regard brille, animé d’une vie intérieure intense.
— Noël arrive : nous qui sommes à l’infirmerie entendons raconter les merveilles que nos compagnes des blocks ont réussi à accomplir avec des moyens de fortune, par des prodiges d’ingéniosité. On nous décrit la crèche qu’Yvonne a façonnée. On ne nous a pas oubliées, nous les malades ; nos amies nous envoient des bûches en mie de pain pétrie avec de la margarine ; elles nous parviennent, Dieu sait comment ! car en principe nul n’a le droit de pénétrer dans notre « mouroir » . Chacune s’est privée pour nous et les larmes nous viennent aux yeux à cette pensée. Yvonne Baratte se glisse pour apporter à Marylène, ma voisine, ses étrennes : une broche en fil de fer qui la ravit et que j’admire ; aucun bijou ne pouvait nous paraître plus beau ! Cependant le froid augmente : à l’infirmerie, nous ne sommes vêtues que d’une chemise grise en finette ersatz et nous frissonnons sous nos couvertures pendant les heures d’aération matinale auxquelles nous condamne notre ober, chaque jour, pendant l’appel, par amour de l’air pur ; et pourtant nous ne nous plaignons pas. Le plus horrible pour nous est de penser à nos camarades, debout, dehors, dans la nuit les pieds dans la neige ; nous entendons les coups de sifflet, les cris rauques des Aufseherinnen et des soldats ; chose plus affreuse encore, certains jours, les prisonnières envahissent l’infirmerie suppliant la doctoresse polonaise de les garder, de les soustraire au travail : hélas, peine perdue ! celle-ci ne peut rien pour elles et des pas lourds, des cris, de raus, raus, des gémissements, nous apprennent que les malheureuses ont été chassées à coup de bâton ou de nerf de bœuf… Et le temps passe : la radio entendue par certaines chez nos gardiens, le bruit du canon qui se rapproche et que les travailleuses perçoivent à la forêt nous laissent deviner l’avance russe. Que va-t-il nous arriver ?
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Après xcvi , les jours se mêlent… Nous piochons toujours, il fait de plus en plus froid, le pain de huit cents grammes, divisé au début en quatre, doit faire six parts, puis huit. Il y a eu Noël, avec une journée de repos… Nous avons prié…
Et puis janvier, janvier 1945, le bruit du canon, d’abord très lointain, puis proche, les femmes abattues sur la route, au retour du travail, parce qu’elles avaient quitté la colonne pour ramasser une betterave dans un champ, celles qui s’évanouissaient d’épuisement et que nous ramenions au camp en les portant sur le dos. (Denise m’a ramenée ainsi plusieurs fois.) Mais le rocher avait été enlevé, le sol nivelé, cela faisait un très beau terrain d’aviation, plus grand que l’autre, avec des alvéoles pour dissimuler les appareils. Tout était presque terminé, comme notre vie.
31 janvier 45 : mon pied gauche est complètement gelé, bigarré du blanc au violet ; impossible de me chausser. Je réussis à me faufiler dans la colonne des malades, j’entre au revier sans incident et m’allonge dans un coin, sous une fenêtre. On entend le canon, de gros coups sourds espacés, des rafales saccadées. Cela vient de l’est… Sont-« ils » encore
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