La 25ème Heure
les grands. Mais dans ce camion contenant soixante-dix personnes, dans ce camion qui parcourait tel un fantôme les rues du village d’Ohrdruf, les prisonniers de petite taille étaient sur le point de mourir, faute d’air.
– Monsieur Traian, ne dites plus rien, je n’entends quand même pas, dit Iohann Moritz.
– Si tu n’entends pas, tu paieras de ta vie…
– Entendre quoi ?
– Le professeur allemand faisait erreur ! dit Traian. Il a gravement péché et périra par sa faute.
– Quel Allemand a gravement péché ?
– Le professeur qui a pesé notre graisse et notre chair vivante, dit Traian. Il l’a pesée toute chaude de vie pour mesurer notre souffrance. Mais la souffrance de l’homme ne peut se mesurer ni en kilos ni en tonnes !… La vie ne peut être pesée. Et celui qui essaie de le faire commet un péché mortel.
– Je n’entends pas ! dit Iohann Moritz.
– Cela n’a aucune espèce d’importance, répondit Traian. On s ’écroule même sans entendre. Le chauffeur de notre camion, les sentinelles les soldats armés de bâtons et ceux armés de mitraillettes qui attendent impatiemment le moment de nous tuer, n’entendent rien eux non plus. Pas un n’entend. Et pourtant ils s’écroulent en même temps que nous, de la même manière que nous, avec nous. Tu les vois s’écrouler ?
– Mes yeux sont bouchés, dit Moritz. Je ne vois rien.
– Tu ne sens rien non plus ?
– Rien, répondit Moritz. Je sens seulement que j’étouffe !
– Tu vois bien que tu sens quand même l’essentiel, dit Traian, tristement. Pourquoi prétends-tu que tu ne sens rien ? Tout le monde sent la même chose que toi, mais ne veut pas l’avouer…
130
Les prisonniers furent embarqués dans des wagons à bestiaux.
Chaque wagon, fait pour contenir vingt-quatre chevaux, reçut une cargaison de cent quarante hommes.
On ferma les portes de tous les wagons.
Dans les derniers wagons on enferma trois mille femmes.
Le train était très long. Traian se dit qu’il aurait aimé le voir passer au loin.
– Notre train ressemble au convoi qui gravissait la colline de Golgotha. Mais le nôtre est un convoi motorisé. Nous gravissons le Golgotha avec des moyens techniques. Jésus l’avait monté à pied entre deux bandits authentiques. Sais-tu pourquoi Jésus a été crucifié entre deux bandits ?
– Non, je ne le sais pas, répondit Moritz.
– Pour punir un innocent les juges ont coutume de l’encadrer de deux coupables. Le truc est classique. Les juifs n’ont pas osé crucifier Jésus tout seul, et ils l’ont entouré de deux bandits à la renommée bien établie à seule fin de distraire l’attention de la foule pendant les exécutions.
" Moi, toi, ma femme et d’autres encore, avons chacun à notre droite et à notre gauche un coupable. C’est le même truc que sur le Golgotha. Seules les proportions ont changé, alors un seul innocent était entouré de deux coupables et aujourd’hui dix mille innocents sont enca d rés de deux coupables. Mais ce n’est là qu’une petite différence. Le système reste le même. Et de plus, nous montons sur la croix d’une manière automatique, avec des moyens techniques. Mais le truc est puéril. Dès que l’exécution a pris fin, la foule ne parle plus des deux coupables qui ont été crucifiés en même temps que Jésus, elle ne se souvient que de Jésus, et seulement de Jésus. C’est-ce qui est arrivé de tout temps. Et c’est-ce qui arrivera aujourd’hui encore. Même si la mise en croix s’effectue automatiquement, même si nous gravissons notre Golgotha en locomotive.
Traian Koruga se rapprocha de la fenêtre grillée du wagon. Le train s’était arrêté.
– Vous voyez quelque chose ? demanda Iohann Moritz.
Il n’arrivait pas à la hauteur de la fenêtre. – Le train s’est arrêté dans une gare, dit Traian. Il y a un train le long du nôtre.
– Toujours avec des prisonniers ? demanda Iohann Moritz.
Il était curieux.
– Un train d’ex-prisonniers. Ce sont les esclaves étrangers de l’Allemagne d’hier qui ont été mis en liberté, dit Traian, en regardant la foule d’hommes et de femmes qui s’agitaient autour du train d’à côté. – Ils fument tous des cigarettes, dit Traian. Iohann Moritz avala sa salive.
– Une femme descend du wagon. Elle mange du saucisson et du pain blanc, dit Traian. Et il avala également sa salive. – Je voudrais les voir aussi,
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