La 25ème Heure
prolétaires d’une société organisée selon les besoins et la culture de la majorité des citoyens, c’est-à-dire des " citoyens techniques ".
– Et pratiquement, comment ce choc se produira-t-il ? demanda le procureur.
– Je suis moi-même curieux de le voir. Mais, en même temps j’ai peur. Il vaudrait mieux que je sois mort plutôt que d’assister à ma mise en croix et à celle de mes semblables.
– Tu penses à des faits précis ?
– Tous les événements qui se déroulent, à cette heure, sur la surface de la terre, et tous ceux qui se dérouleront au cours des années à suivre, ne sont que les symptômes et les phases de cette même révolution, la révolution des " esclaves techniques ". Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine. Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il de viendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle ? Cette révolution s’effectuera sur toute la surface du globe. Nous ne pourrons nous cacher ni dans les forêts, ni dans les îles. Nulle part. Aucune nation ne pourra nous défendre. Toutes les armées du monde seront composées de mercenaires qui lutteront pour consolider la société technique – d’où l’individu est exclu. Jusqu’à présent les armées combattaient pour conquérir de nouveaux territoires et des richesses nouvelles, par orgueil national, pour les intérêts privés des rois ou des empereurs, ayant pour fin le pillage ou la grandeur. C’étaient là des buts humains. Maintenant ces armées combattent pour les intérêts d’une société en marge de laquelle ils ont à peine le droit de vivre, comme prolétaires. C’est peut-être l’époque la plus sombre de toute l’histoire de l’humanité. Jamais encore l’homme n’a été aussi méprisé. Dans les sociétés barbares par exemple, un homme était moins apprécié qu’un cheval. Cela peut arriver encore aujourd’hui chez certains peuples ou certains individus. Tu me racontais tout à l’heure l’histoire d’un paysan qui venait de tuer sa femme et ne le regrettait pas, mais avait essayé de se suicider en pensant qu’il n’y aurait personne pour nourrir et abreuver ses chevaux tout le temps qu’il serait en prison. Telle est la façon de sous-évaluer l’individu dans les sociétés primitives. Le sacrifice humain est chose courante. Dans la société contemporaine le sacrifice humain n’est même plus digne d’être mentionné. Il est banal. La vie humaine n’a de valeur qu’en tant que source d’énergie. Les critères sont purement scientifiques. C’est la loi de notre sombre barbarie technique. Nous y arriverons après la victoire totale des esclaves techniques.
– Et quand se produira la révolution dont tu te fais le prophète ? demanda le procureur.
– Elle a déjà commencé ! répondit Traian. Nous participerons à son développement. La plupart d’entre nous n’y survivront pas. J’ai terriblement peur de n’avoir jamais à finir ce livre, car je disparaîtrai également,
– Ton pessimisme est plutôt violent, dit le procureur.
– Je suis poète, George, dit Traian. Je possède un sens que les autres n’ont pas et qui me permet d’entrevoir l’avenir. Le poète est un prophète. Je regrette le premier d’avoir à prédire des choses aussi tristes. Mais ma mission de poète m’y oblige. Il faut que je le crie à tous les échos même si cela n’est pas agréable.
– Tu crois sérieusement à ce que tu dis ?
– Malheureusement, j’en suis convaincu.
– Je croyais que tu faisais simplement de la littérature.
– Ce n’est pas de la littérature, dit Traian. Chaque nuit j’attends qu’il m’arrive quelque chose.
– Que pourra-t-il t’arriver ? demanda le procureur.
– N’importe quoi. Du moment où l’homme a été réduit à la seule dimension de valeur technico-sociale, il peut lui arriver n’importe quoi. Il peut-être arrêté et envoyé aux travaux forcés, exterminé, obligé à effectuer qui
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