La 25ème Heure
votre Moritz et que nous laissions les Bolcheviks entrer dans le pays, mettre le feu à nos églises, violer nos femmes et nous mettre dans les fers. C’est ainsi que vous entendez lutter pour l’Église ?
– Même le plus noble idéal, national, social ou religieux, ne peut excuser l’injustice faite à un seul homme. Accusatio ordinatur ad bonum commune quod intenditur per cognitionem cri mink : nullus autem debet nocere alicui injuste, ut bonum commune promoveat 1 . Transformer des hommes en esclaves au nom du Christ, c’est un crime contre le Christ.
– Vous êtes sûr que l’individu n’est pas juif ? demanda le préfet.
– Absolument sûr.
– Mais alors il a été commis une terrible infamie ! dit le préfet. Le coupable doit être puni. Qui a donné l’ordre de réquisition ?
– Je ne sais pas, répondit le prêtre. Depuis six mois je ne fais que le demander à toutes les autorités : à la police, à la gendarmerie, à l’armée. Partout. Personne ne veut me le dire. À chaque fois on me répond que c’est un secret.
– C’est normal, dit le préfet. Ces opérations sont strictement secrètes. Moi non plus, je ne peux rien vous dire. Il faut que vous passiez d’abord par l’État-Major. Après avoir reçu une autorisation, vous reviendrez ici, nous consulterons les dossiers et nous verrons qui a signé l’ordre de réquisition. Et si c’est un abus, soyez certain que celui qui l’a commis sera puni d’une façon exemplaire. Mais avant d’avoir en main un papier officiel vous autorisant à vous occuper de l’affaire nous ne pouvons vous fournir aucun renseignement.
Le préfet se leva. L’audience avait pris fin. Le prêtre Koruga ne bougea pas de sa chaise.
– Se peut-il, monsieur le préfet, que l’homme soit arrivé à un tel degré d’insensibilité que telle une machine, il reste sourd à l’appel de son prochain ? Je n’arrive pas à croire que vous n’ayez pas compris ma requête. Vous êtes un Homme. L’Homme a des sens. Et une âme. L’Homme n’est pas une machine. Et en vérité, ne réalisez-vous pas l’injustice commise à l’égard de Ion Moritz ?
– Mon Père, dit le préfet, pour être absolument sincère, je dois vous avouer que je regrette beaucoup de n’être pas en mesure de vous servir. Je crois que vous avez raison. Je vous dis tout cela parce que moi aussi je suis fils de prêtre. Mais en principe je ne m’occupe ni des juifs ni des francs-maçons, ni des gardes de fer. Ce sont là des affaires trop dangereuses et qui peuvent vous sauter à la figure dès qu’on y touche. Je suis fonctionnaire et ne veux en aucun cas gâcher ma carrière. Je ne m’en mêle pas, c’est tout.
Le prêtre Koruga se leva. Le voyant partir le préfet lui serra la main et lui dit :
– Je regrette de ne pouvoir rien faire pour votre homme… Comment s’appelle-t-il déjà ? Moritz je crois ? En d’autres occasions venez me voir et je serai tout à votre service .
36
À la sortie de la ville il y avait une église. Le prêtre s’y arrêta. Il pensa au gendarme de Fântâna, au préfet, au jeune officier de la gendarmerie, à tous les policiers et fonctionnaires qui l’avaient laissé attendre à leurs portes, et qui gardaient Iohann Moritz prisonnier. Il enleva son chapeau et dit cette prière de W. H. Auden :
" Et maintenant, prions à l’intention de ceux qui détiennent quelque malheureuse parcelle d’autorité, prions pour tous ceux à travers lesquels nous devons subir la tyrannie impersonnelle de l’État, pour tous ceux qui enquêtent et contre-enquêtent, pour tous ceux qui délivrent les autorisations et promulguent les interdirions, prions pour qu’ils n’en viennent pas à considérer la lettre et le chiffre comme plus réels et plus vivants que la chair et le sang… Et faites, Seigneur, faites que nous autres, simples citoyens de cette terre, nous n’en arrivions pas à confondre l’homme avec la fonction qu’il occupe. Faites que nous ayons toujours présent à l’esprit que c’est bien de notre impatience ou de notre paresse, de notre abus ou de notre peur de la liberté, de nos propres injustices enfin, qu’est né cet État que nous devons subir, pour la délivrance et la rémission de nos péchés. "
Le prêtre couvrit ses cheveux blancs de son chapeau et continua sa route vers Fântâna. Au carrefour, il rencontra le vieux Goldenberg qui venait lui aussi de la ville. En arrivant
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