La 25ème Heure
leur première entrevue. Il faisait semblant de lire.
– Je vous dérange, monsieur le ministre, fit Traian.
– Non, vous ne me dérangez pas, répondit le général froidement. Asseyez-vous, s’il vous plaît.
Le général ne lui tendit pas la main. Traian le remarqua.
– Je regrette d’avoir à vous annoncer une mauvaise nouvelle, dit le général, venant tout droit à la question. L’individu pour lequel vous êtes intervenu la semaine dernière et pour lequel vous venez probablement aujourd’hui encore, ne peut être relâché. Tout au moins il ne peut pas être relâché maintenant. Nous devons au préalable mener une enquête et établir si votre affirmation concernant son origine ethnique se trouve justifiée.
Traian Koruga voulut quitter la pièce sur-le-champ. Mais il se souvint de Moritz et ne bougea pas.
– Voilà. Eh bien ; monsieur Koruga, il ne vous reste qu’à attendre le résultat de la commission d’enquête.
Cette phrase terminait l’entretien et le général l’invitait clairement à sortir du bureau. Traian avait bien compris, mais cette fois-ci encore il ne sortit pas. Le lendemain il devait partir pour Fântâna. Son père attendait l’ordre de mise en liberté de Moritz.
– Monsieur le ministre, dit Traian, il y a exactement une semaine vous m’aviez promis de me donner cet ordre. Vous m’aviez dit textuellement que ma simple affirmation présentait pour vous une garantie suffisante et qu’une enquête ne serait pas nécessaire.
– Il y a une semaine la situation était autre.
– Je ne vois pas en quoi la situation a pu changer, dit Traian. Iohann Moritz est enfermé dans un camp de juifs bien qu’il soit Roumain.
– C’est-ce que la commission d’enquête établira.
– Mais les travaux de la commission peuvent durer encore des mois et des mois, dit Traian. Le pauvre homme est arrêté depuis bientôt un an et demi.
– Je le sais, dit le général. Les travaux de la commission peuvent durer encore un an. Et même deux. Aujourd’hui nous n’avons plus de temps à perdre avec les enquêtes comme en temps de paix. Aujourd’hui nous sommes en guerre.
– Mais, mon général, ma déclaration ne représente-t-elle pas une garantie suffisante pour relâcher Moritz d’abord et mener l’enquête ensuite ?
– Non ! dit le général.
– Je regrette de vous voir changer d’avis d’une semaine à l’autre, dit Traian, en se levant.
– Je le regrette aussi, mais je n’y suis pour rien !
– Est-ce une allusion personnelle, monsieur le ministre ?
– Ce n’est pas une allusion. Je me réfère à des faits concrets.
– Cette fois c’est à moi de vous demander des explications, dit Traian tout blême.
– Des explications, monsieur Koruga ? À l’heure même où tous les juifs du monde luttent du côté des bolcheviks contre notre pays et veulent asservir notre Patrie, vous, un vrai Roumain, et un des plus grands écrivains du pays, vous épousez une juive !
Le général était rouge de fureur.
– En tant que militaire, continua le général, je considère votre geste comme une trahison. M’entendez-vous ? Une trahison. Après ce que vous venez de faire, comment pourrais-je encore me fier à votre parole ? Votre intervention me fait même croire que Moritz est juif. Et je ne serais pas surpris de voir ma supposition confirmée. Est-ce que je peux encore vous croire sur parole ?
– Évidemment non, dit Traian. Puis il partit. En descendant les escaliers il sentit le livre sous son bras. Il l’ouvrit et déchira la page dédicacée. Puis il monta en auto.
53
" Eleonora est juive ! se dit Traian. Et elle n’a même pas voulu m’en parler. "
Il se sentait bafoué, trompé dans son amour… À la sortie de la ville, il arrêta l’auto. Il ouvrit la portière et contempla les champs.
" Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais aussi, je ne lui ai jamais rien demandé. C’eût été ridicule de demander une chose pareille. Aucun homme ne demande à la femme qu’il aime son origine ethnique. "
Il se souvint de lui avoir parlé maintes fois de son arbre généalogique, de sa parenté avec les chevreuils, les algues, les écureuils et les voïévodes. Et à chaque fois Eleonora West s’était assombrie. Maintenant à peine, Traian comprenait et se sentait coupable.
" Elle a peut-être cru alors que je faisais allusion à son origine juive. Elle a dû terriblement souffrir ! "
Il ferma la
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