La 25ème Heure
elle s’écarta et s’approcha de Moritz. Il se trouvait maintenant dans un groupe qu’un gendarme, baïonnette au canon, menait vers un camion. Moritz avait soulevé le panier au-dessus de sa tête pour qu’elle puisse le voir et vienne le chercher. Iulisca voyait bien le panier. Mais elle ne pouvait plus avancer. Les gendarmes ne la laissaient pas aller plus loin. Elle leur expliqua qu’elle voulait prendre son panier à provisions. Mais ils ne voulaient pas l’écouter, ou bien ne la comprenaient pas. Elle eut beau jurer et se fâcher ; rien n’y fit.
Iohann Moritz était monté dans le camion. Il laissait pendre le panier au-dehors. Il espérait que Iulisca viendrait le chercher.
Puis le camion démarra. Il mit le panier à légumes entre ses genoux. " M me Nagy va la battre si elle rentre sans son panier ", pensa-t-il. Il eût été capable de sauter du camion pour lui porter le panier. Mais il ne pouvait pas le faire. Deux gendarmes, baïonnette au canon, se tenaient aux deux coins de la banquette. En les regardant, Iohann Moritz oublia le panier à provisions et se rendit compte qu’il était arrêté.
62
Depuis ce jour-là quatre semaines s’étaient déjà écoulées. De tout ce qui pouvait se passer en dehors des murs de sa cellule, Moritz ne savait rien. Il n’avait même plus vu le soleil. La fenêtre de sa cellule donnait sur la cour et ses murs gris et élevés lui ca chaient tout l’horizon et le ciel avec. Depuis quatre semaines il n’avait pas respiré une bouffée d’air frais. Les autres détenus sortaient une heure par jour dans la cour. Il les entendait quitter leur cellule et y rentrer. Moritz savait qu’ils étaient allés prendre l’air. Il le sentait à leurs pas.
Mais maintenant le couloir était calme. Le jour n’était pas encore levé. Moritz ouvrit les yeux. Ses paupières se décollaient avec difficulté. Moritz porta la main à ses yeux et toucha ses paupières. Elles étaient enflées. Le sang s’y était caillé. A quel moment l’avait-on amené dans la cellule ? Il ne se souvenait pas. " Ils ont dû me porter dans leurs bras. " Parfois il ne voyait même plus où il posait le pied, lorsqu’on le ramenait dans sa cellule. D’autres fois il ne pouvait plus bouger des heures durant. On le portait dans les bras. D’habitude il se rappelait toujours le moment où on cessait de le frapper, où les gardes le prenaient, le ramenaient dans sa cellule, et l’allongeaient sur son lit. Mais cette fois-ci il ne se souvenait de rien. D’absolument rien. Cela lui arrivait pour la première fois. " Ils ont dû y aller un peu fort ! " pensa-t-il. Il parlait de lui comme d’un étranger. Il porta la main à son visage. La barbe était épaisse et dure. Le sang s’était collé à sa moustache, à ses cheveux, à ses sourcils. Maintenant encore le sang caillé craquelait sous ses doigts, rugueux comme de la terre sèche. Iohann Moritz passa la langue sur ses lèvres. Elles étaient enflées et lui faisaient mal comme des abcès prêts à crever. Les dents aussi le faisaient souffrir. Jusqu’à présent, il en avait perdu quatre. Un jour, il les avait crachées avec le sang, comme des noyaux, après avoir reçu des coups de poing dans la mâchoire. Ce jour-là aussi, la mâchoire lui faisait mal, le même mal qu’aujourd’hui. " S’ils m’ont encore fait sauter des dents, je ne pourrai même plus manger mon pain ", se dit-il. Il ne se donna pas la peine de les tâter du bout de la langue, pour voir s’il lui en manquait d’autres. Tout mouvement le faisait souffrir. Il ferma de nouveau les yeux. Le temps passa. Il entendait des pas s’approcher dans le couloir. Mais il ne tendit pas, comme d’habitude, l’oreille pour savoir quels étaient ces pas, d’où ils venaient et où ils pouvaient bien aller. Toute sa chair était meurtrie, ses pensées engourdies. Lorsqu’on vint le chercher pour l’interrogatoire et qu’il descendit du lit, Moritz eut envie de pousser comme un hurlement. La plante des pieds était gonflée comme un pain chaud. Il ne se rappelait pas avoir reçu de coups sur la plante des pieds. Le gardien le poussa brutalement. Moritz passa le seuil de sa cellule. Il avait mal, très mal dans le dos, là où le gardien venait de le frapper. Puis le mal passa et ses pieds le firent souffrir. À chaque pas c’était comme si quelqu’un lui avait arraché un lambeau de chair.
Il était à cent pas du bureau de
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