La 25ème Heure
L’un d’eux a même été condamné à vingt ans de travaux forcés pour sabotage. Espérons que tu feras exception bien que je ne croie pas aux exceptions !
Le fonctionnaire s’arrêta devant une machine qui apportait des caisses sur un rail. Au bout du rail, un ouvrier prenait chaque caisse et la posait sur un petit chariot qui se trouvait près de lui. Au moment même où le fonctionnaire s’approcha de l’ouvrier, le chariot partit sur le rail chargé de caisses. Un autre chariot, vide, était arrivé près de l’ouvrier. Ce dernier ne paraissait pas remarquer le changement survenu et continuait à prendre, l’une après l’autre, les caisses apportées par la chaîne, et les posait sur le chariot vide, comme il l’avait fait pour la précédente. On voyait bien que les caisses devaient être lourdes.
– Ce sera ton travail à partir de demain, dit le fonctionnaire. C’est simple. Tu auras à prendre les caisses pleines qui sortent de l’atelier et à les mettre sur le chariot vide qui les transportera à l’entrepôt. L’ordre doit être rigoureux : c’est la loi la plus importante. As-tu déjà travaillé en usine ?
Iohann Moritz regardait l’ouvrier qui se penchait mécaniquement, raidissait son bras mécaniquement, prenait la caisse de boutons, et la déposait sur le chariot, sans penser à ce qu’il faisait, mais sans penser à autre chose non plus. Il ne pensait même pas à ceux qui se trouvaient près de lui. Peut-être ne les avait-il pas seulement vus.
– Les machines ne tolèrent pas le désordre, dit le fonctionnaire. Les machines ne tolèrent pas l’anarchie, la paresse et l’indolence humaines !
Iohann Moritz jeta un regard au fonctionnaire.
– Tu n’as pas la permission de penser à autre chose. Les machines te punissent tout de suite. Toute ton attention doit être portée vers le robot, vers ton camarade, l’ouvrier technique qui t’apporte la caisse et te la tend. Tu n’as qu’à te pencher, à la prendre de ses mains et à la déposer sur le chariot !
Le fonctionnaire souriait.
Iohann Moritz essayait de voir les bras de son camarade technique, mais il ne les apercevait nulle part. Et alors il regarda de nouveau le fonctionnaire. Le fonctionnaire souriait toujours.
– Le robot ne peut s’adapter à l’homme. C’est toi qui dois t’adapter à lui et coordonner tes mouvements aux siens. Et c’est normal ! dit le fonctionnaire. Car c’est lui l’ouvrier parfait, et toi, tu ne l’es pas. Aucun homme ne peut être un ouvrier parfait. Les machines seules savent l’être. Et nous devons les regarder pour apprendre à travailler. As-tu compris ? Elles t’enseigneront la discipline, l’ordre, la perfection. En les imitant tu deviendras un ouvrier de première classe. Mais tu ne seras jamais un ouvrier de première classe. Tu es Hongrois, et dans les usines, les Hongrois regardent les femmes, et non les machines.
Iohann Moritz aurait voulu dire qu’il était Roumain et non Hongrois. Il aurait voulu recommencer à raconter son histoire, à parler des prisons où il avait été, des coups qu’il avait reçus à Budapest mais le fonctionnaire regardait avec admiration les machines apporter les caisses blanches, silencieusement, à intervalles réguliers. Des machines, il porta son regard sur Iohann Moritz et ses yeux se firent méprisants. Moritz sentit ce mépris le couvrir tout entier, et il s’abstint de raconter son histoire sur les prisons de Budapest et l’inspecteur Varga.
– L’homme est un travailleur inférieur ! dit le fonctionnaire. Surtout l’homme d’Orient. Vous, Orientaux, vous êtes inférieurs aux machines. Comme s’il ne suffisait pas d’être un homme, il faut encore que tu sois Oriental, et Hongrois, et que tu sortes de l’hôpital par-dessus le marché ! Un malade, voilà ce que tu es !
Iohann Moritz voyait bien que le fonctionnaire souffrait. Il aurait voulu l’assurer qu’il allait se donner toutes les peines du monde pour bien travailler.
– Comment pourrais-tu être comparé à une machine ? Il faudrait que tu puisses te regarder !
Le fonctionnaire le mesura des pieds à la tête.
– C’est une impiété, une offense envers les machines que d’oser même penser à les comparer à toi. Elles sont parfaites. Et toi… On ne devrait même pas leur donner de pareils serviteurs. Et maintenant suis-moi. Je vais te donner tes vêtements de travail. Tu ne peux pénétrer dans l’usine qu’en uniforme
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