La 25ème Heure
pensée se fatigua aussi. Ses pleurs cessèrent. À ce moment, Aristitza se trouva toute seule avec elle-même. Pendant qu’elle pleurait c’est comme si quelqu’un avait été à côté d’elle. Elle aurait voulu recommencer, mais elle n’en pouvait plus. Elle se mit debout et attisa le feu.
Elle mit de l’eau sur le feu pour le dîner. Comme chaque jour. Elle tira les rideaux des fenêtres. Après qu’elle eut tout fini, elle se sentit encore plus seule. Elle était étourdie, lasse. Elle regarda le visage du mort. Aristitza n’avait pas peur des morts. Cette nuit-là, elle allait dormir toute seule avec le mort dans la pièce. Et les trois nuits suivantes, jusqu’à ce qu’il soit enterré, elle allait demeurer dans la maison, toute seule avec le mort.
Aristitza se souvint des paroles du gendarme : " Peut-fixe que ton mari est juif ! "
Elle se tenait au milieu de la pièce les bras croisés sur la poitrine, et ne savait que faire. L’eau bouillait mais elle n’avait pas faim. Le lit était défait et elle aurait pu s’y étendre ; mais elle n’avait pas sommeil. Elle devait pourtant agir, faire à tout prix quelque chose. Son cerveau et son corps étaient secoués et excités par la douleur. Ils ne pouvaient se tenir tranquilles. Il fallait qu’elle se remue. Puis il y avait encore la solitude. Elle tira encore une fois les rideaux des fenêtres. Ensuite elle s’approcha du mort. Il lui semblait ! Que le gendarme était à côté d’elle et lui disait : " Peut-être que ton mari est juif ! "
Aristitza regarda le mort. Puis elle écarta la couverture. Le mort était bouffi. Aristitza jeta un coup d’œil sur la chemise et les caleçons de grosse toile qu’elle avait tant de fois lavés et repassés de ses propres mains. Elle défit la ceinture des caleçons et les retira jusqu’aux genoux. La peau du mort était violacée.
– Pourquoi aurais-je honte ? dit Aristitza à haute voix. C’est mon mari !
Elle se souvint des temps où ils étaient jeunes tous les deux et qu’elle le voyait tout nu, à côté d’elle. Maintenant, le corps de l’homme était violacé.
" Ton mari est peut-être juif ! " La phrase sonna encore une fois aux oreilles d’Aristitza. Sa main chercha au bas du ventre les organes de son mari. Ils étaient violets, eux aussi, comme les paupières, le nez, les lèvres. Violets et froids. Aristitza retira ses mains. Elle avait tressailli. Elle remonta très vite les caleçons du mort et le recouvrit. Puis elle se mit debout et se signa. Elle tremblait toute.
– Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir arrêtée à temps.
Elle se signa encore une fois.
– Si j’avais regardé j’aurais été brûlée en Enfer. C’eût été un grand péché. Mais je n’ai pas regardé. Je n’ai rien vu. Et je ne veux pas voir ou savoir s’il est juif. Je ne veux pas ! Aristitza regarda le mort.
– Pardonne-moi, Iancou, dit-elle en pleurant. Je te jure que je n’ai rien vu et que je ne voulais rien voir. Tu sais bien, Iancou, que je n’ai jamais péché à ce point-là . Tu me connais assez bien pour le savoir. Le gendarme et l’Autorité m’ont fourré le péché dans ma tête, puis-sent-ils être brûlés du feu de l’Enfer tous les deux.
90
Le soldat Iohann Moritz parcourut les rues de la ville, en escortant cinq prisonniers. Il était sept heures du matin. Comme ils passaient devant sa maison, Hilda sortit à la fenêtre et lui fit signe de la main. Elle avait dans ses bras Frantz, leur enfant. Moritz entendit la voix de Hilda : " Tu sais, c’est ton père. Regarde, il a un casque et un fusil. "
Franz n’avait que trois mois. Il ne pouvait pas voir que Moritz avait un fusil et escortait des prisonniers à travers la ville. Mais Hilda lui montrait chaque matin le même tableau pour qu’il puisse être fier de son père. Fier comme elle l’était elle-même.
Iohann Moritz pensa tout le reste du chemin à l’enfant et à Hilda.
Dès qu’ils sortirent de la ville, les prisonniers traversèrent une prairie. Moritz les suivait, silencieux, fusil à l’épaule. Puis ils allèrent se mettre sous un pont. C’était leur chantier de travail. Moritz les suivit. Le fleuve était à sec. En arrivant sur la rive, les prisonniers se tournèrent vers Moritz en riant bruyamment. Ici, personne ne pouvait les voir.
– Salve Sclave ! Tu as bien dormi ? demanda l’un des prisonniers en serrant amicalement la main de Moritz.
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