La 25ème Heure
fureur. Les murs tremblèrent. Du plafond tombèrent des morceaux blancs, de plâtre.
Aristitza était sortie. Sa voix résonnait encore comme un klaxon enroué aux oreilles du gendarme :
– Voilà ma réponse ! Vous n’avez qu’à le lécher, toi et ton Autorité, l’un après l’autre !
88
E n arrivant chez elle, Aristitza se débarrassa du châle qui couvrait ses épaules et s’accroupit devant l’âtre.
Elle mit du bois sur la braise et regarda les grandes flammes danser, longues et rouges, devant ses yeux. Des larmes lui coulaient le long des joues. " Je n’en dirai fini à mon mari ! " pensa-t-elle. "Il est malade et il ne faut pas qu’il se tourmente. "
Aristitza tourna la tête. Le vieux dormait sur le dos. À travers ses larmes, elle le regarda et pensa à Ion que l’autorité et les gendarmes torturaient depuis cinq ans dans toutes les prisons, parce qu’ils le prenaient pour un juif. " Et lui, le pauvre, ne l’est même pas. S’il était juif il ne resterait pas enfermé. Mais Ion est un grand niais qui croit tout ce que lui disent les gens. Si jamais ils l’ont frappé pour qu’il avoue qu’il est juif, il l’aura dit. Et l’Autorité l’aura cru ! "
Aristitza demeura ainsi, la tête entre ses mains et pleura. Elle ne pouvait plus se contenir. Elle devait dire à son mari que la photo de leur fils était imprimée sur des affiches vertes comme celles des élections, et qu’elle était collée sur la porte de la gendarmerie. "Mais je ne lui dirai pas que Ion est maigre comme un chien. Il en aurait trop de chagrin. Pourtant je lui raconterai comment le gendarme m’a dit que Ion était juif. "
Iancou ! cria Aristitza. Réveille-toi ! Si tu dors toute la journée tu ne pourras plus te reposer la nuit !
Le vieux ne répondit pas. Il ne répondait jamais lorsqu’on le réveillait. Mais maintenant il ne dormait pas. Ses yeux étaient largement ouverts et il entendait sans doute tout ce qu’on lui disait. Mais il était trop pares seux pour répondre.
– Iancou ! dit-elle. Le gendarme m’a dit que tu étais juif. Crois-tu qu’il ait du toupet. Mais je lui ai répondu comme il le méritait.
Aristitza crut voir que son mari souriait. Ils s’étaient beaucoup disputés durant leurs trente-cinq ans de ménage. Mais elle avait eu toujours beaucoup d’affection pour lui.
Elle le grondait parce qu’il était trop doux et trop bon. Il se faisait rouler par tout le monde. Mais elle l’aimait bien. Aristitza aimait son mari de toute la force de son âme.
– Iancou, si tu ne guéris pas d’ici demain matin, j’irai à la ville et j’amènerai un docteur, dit-elle. Je vendrai un cochon et je paierai le docteur. Si tu guéris nous achèterons un autre cochon. Mais toi, tu dois guérir.
Le vieux ne répondait toujours rien.
– Ouvre les yeux, Iancou, je veux te donner une cigarette, dit-elle. J’en ai caché une pour toi.
Elle se leva et prit sur la poutre une cigarette qu’elle avait mise de côté pour son mari.
– Tu as des allumettes à côté de toi ? demanda-t-elle en s’approchant du lit, la cigarette à la main. Elle voulut mettre elle-même la cigarette à la bouche de son mari, ainsi qu’elle le faisait quelquefois, le matin, aux premiers temps de leur mariage. Elle savait qu’il n’allait pas ouvrir les yeux, mais qu’il entrouvrirait les lèvres lorsqu’il sentirait la cigarette.
Mais aujourd’hui, les lèvres enflées du vieillard ne remuaient pas. Et même lorsque Aristitza en approcha la cigarette, elles demeurèrent immobiles.
– Qu’est-ce que tu as, Iancou ? dit la femme. Elle le prit par l’épaule et le secoua. En le touchant de sa main, Aristitza sentit, à travers la chemise, la peau froide de l’homme. Elle lui tâta le front. Le front était glacé. Le vieux était mort.
Aristitza se mit à crier. Puis elle voulut s’enfuir de la chambre. Mais elle revint sur ses pas et retourna auprès du mort. De l’allumette avec laquelle elle voulait lui donner du feu pour la cigarette, elle alluma un cierge et le mit à la tête du lit. Elle pleurait très fort, car elle savait que personne n’était plus là pour l’entendre…
89
Aristitza pleura jusqu’à l’épuisement. Elle était enrouée. Elle se lamentait à mi-voix. Elle pleurait ainsi doucement près du mort, sans paroles, sans bruit, pres que en pensée. Mais sa douleur n’en était pas moins grande.
Puis sa
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