La Bataille
Napoléon les congédia
de la main, Berthier et lui, comme des laquais, il s’empressa de demander
l’autorisation de rentrer à Vienne.
— Allez, mon ami, répondit un Berthier paternel. Prenez
du bon temps mais ne gaspillez pas vos forces, nous en aurons besoin.
Lejeune salua et sortit très vite. Berthier le vit sauter
sur son cheval et bondir. « Serons-nous encore vivants la semaine
prochaine ? » pensait le major général.
Lejeune galopa jusqu’à la maison rose du quartier de la
Jordangasse. Il se rua à l’étage où devait dormir Anna Krauss, entra sans
cogner dans la chambre, s’avança silencieux et sans souffle jusqu’au lit en
forme de sarcophage où elle rêvait, car elle était bien là, éclairée par un
dernier quartier de lune, calme, souriant presque. Il écouta sa respiration si
régulière. Elle eut un gémissement léger, s’étira un peu sans se réveiller.
Lejeune poussa un siège près du lit et la regarda dormir avec émotion. Plus
tard, il apprit que la demoiselle qui visitait l’Empereur, si elle portait le
même nom, avec un s en moins, se prénommait Eva ; c’était la fille
adoptive d’un commissaire des guerres ; l’Empereur l’avait remarquée un
matin pendant la revue dans la cour du palais : parmi tant de femmes en
couleurs vives, elle seule était vêtue de noir comme un affolant présage.
Henri n’arrivait pas non plus à fermer l’œil, dans la
chambre d’auberge des faubourgs qu’il partageait avec un autre adjoint.
Celui-ci ronflait avec vacarme. À la bougie, Henri préparait donc sa malle en
cuir pour le déménagement du lendemain. Il feuilletait chacun de ses livres
avant de les ranger, tomba au hasard sur une page du Naufrage d’Alberti : « Nous ne savions pas vers quelle direction nous
dérivions dans l’immensité de la mer, mais il nous semblait déjà merveilleux de
pouvoir respirer la tête hors de l’eau. » Ces lignes écrites sous la
Renaissance correspondaient bien à son état. Tout à l’heure, avec Périgord, en
déambulant à la torche dans les catacombes creusées sous l’église des
Augustins, ils avaient découvert des corps entassés, assis ou debout, secs, par
miracle intacts et sans la moindre trace de décomposition, et ils avaient pensé
ensemble à ce roi de Naples qui crachait sur ses ennemis embaumés, rangés comme
des marionnettes, à cette époque où un Visconti dressait des molosses à dépecer
les hommes, quand l’individu qui surgissait alors en Italie avait des griffes
et des crocs. Enfin, Henri consentit à s’étendre sur son matelas, et il
s’assoupit peu avant l’aube, tout habillé, avec en mémoire l’image obsédante et
douce d’Anna Krauss.
CHAPITRE II
À quoi rêvent les soldats
Il faisait un temps magnifique et les acacias sentaient bon.
Ce samedi, veille de Pentecôte, le soldat Paradis se reposait sur la berge de
l’île Lobau. Il avait ôté sa veste de voltigeur, posé à côté de lui son shako à
plumet jaune et vert, son havresac, tout le fourbi dont il était sanglé ;
sa capote roulée lui servait d’oreiller. C’était un grand paysan rouquin, un
duvet sous le nez, avec d’énormes mains qui devaient mieux tenir la charrue que
les armes. Le fusil, il ne s’en était jamais servi que pour éloigner des loups.
Il ne songeait qu’à déserter avant les moissons, pour revenir au pays où il
serait plus utile, mais comment y parvenir à la faveur des batailles qui
s’annonçaient ? Dans un mois, pourtant, il faudrait bien faucher l’avoine,
et puis le froment en août ; son père n’y arriverait jamais seul, et le
frère aîné, lui, n’était pas revenu de la guerre. Il mâchonnait une brindille
en songeant qu’il n’avait même pas eu le temps de profiter des florins qu’il
avait gagnés, l’autre nuit à Vienne, en gardant les chevaux d’Edmond de
Périgord. Soudain les oiseaux s’arrêtèrent de chanter. Il se redressa sur les
coudes, dans l’herbe : le 4 e corps d’armée de Masséna
traversait le Danube sur ce grand pont que le génie venait d’achever à midi. On
n’entendait plus que le bruit de trente mille pas cadencés qui frappaient les
planches. À l’aide de gaffes et de rames, debout, en mauvais équilibre sur
leurs embarcations légères, attachés pour ne pas tomber dans les remous, des
sapeurs détournaient les troncs d’arbres que charriaient les eaux, pour qu’ils
ne coupent pas les filins d’amarrage. Le Danube devenait
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