La Bataille
sauvage. L’avant-veille,
à nuit close, la division du voltigeur Paradis avait embarqué sur de longs
bateaux et des radeaux pour passer ce fleuve aux vagues violentes. Les soldats
avaient abordé l’île brusquement pour y déloger la centaine d’Autrichiens qui y
veillait. Il y avait eu une courte fusillade, des coups de baïonnettes dans les
fourrés, quelques prisonniers attrapés dans le noir, pas mal de fuyards…
Paradis était habile à poser des collets et à manier la
fronde et, sur la Lobau, une ancienne réserve de chasse, le petit gibier ne
manquait pas. Il avait touché ce matin un oiseau dont il ignorait l’espèce, un
loriot à tête jaune, peut-être, qu’il avait remarqué sur la branche d’un saule.
L’oiseau rôtissait sur sa baïonnette, et il se leva pour le tourner sur le feu
de bois sec. De l’autre côté de l’île, Paradis avait aussi repéré des brochets
et des gardons dans un bras mort du Danube ; il avait promis à l’un de ses
compagnons, plus instruit mais ignorant la nature, de lui apprendre à pêcher.
Il haussa les épaules car il savait que l’avenir, même proche, ne lui
appartenait plus. La voix de l’adjudant Roussillon confirma du reste cette
pénible pensée :
— Hé ! La Flemme ! On a besoin de tes
bras !
Sur le grand pont, maintenant, des chariots transportaient
des pontons et des batelets qui devaient servir à monter le deuxième pont,
entre Lobau et la rive gauche, cinquante mètres dans un courant rapide. À leurs
uniformes qui brillaient au soleil, Paradis reconnut de loin les maréchaux
Lannes et Masséna qui devançaient le convoi, entourés de leurs officiers
emplumés.
— Et on s’grouille ! braillait l’adjudant
Roussillon, fier de sa Légion d’honneur toute neuve, épinglée en vue sur sa
poitrine, qu’il caressait parfois avec un soupir d’aise.
Paradis enleva l’oiseau à moitié grillé de sa baïonnette, en
se brûlant les doigts, piétina le feu qui se mit à fumer, ramassa son attirail
et suivit Roussillon qui avait regroupé trente voltigeurs à la lisière d’un
bois feuillu. Ils étaient en bras de chemise ou torse nu, ils portaient des
haches de bûcherons. Il s’agissait d’abattre des arbres pour le petit pont, car
on manquait de chevalets, de poutrelles et de madriers sur quoi on poserait le
tablier de planches.
— Allez-y, les gars ! les houspillait l’adjudant.
Dans deux heures ça doit être prêt !
Les hommes crachèrent dans leurs paumes et se mirent à
frapper la base des ormes ; l’écorce tombait, des copeaux volaient.
— Garde à vous ! hurla Roussillon, lui-même raide
comme un pieu.
— Repos ! dirent ensemble les deux officiers qui
avançaient dans les herbes hautes.
Le colonel Lejeune, qui suivait de près les travaux depuis
plusieurs jours, était accompagné de Sainte-Croix, l’ordonnance de Masséna.
Celui-ci demanda à l’adjudant :
— Ce sont les hommes de Molitor ?
— Exact, mon colonel !
— Que font-ils avec des haches ?
— Le deuxième pont, mon colonel, et y a pas d’temps à
gaspiller.
— Mais c’est le travail des sapeurs.
— Ils sont fourbus, ceux-là, à c’qu’on m’a dit.
— M’en fiche ! Ils se reposeront après. Je veux
ces hommes sur la rive gauche où ils établiront une tête de pont. Ordre du
maréchal Masséna !
— Vous avez entendu, tas d’fainéants ? cria
l’adjudant. Équipez-vous !
Paradis soupira en posant sa cognée. Il avait bien entamé
son arbre et en était satisfait, mais tant pis. La vie militaire se ramassait
en contretemps : poser le fusil, le reprendre, boucler le ceinturon,
marcher, marcher encore, dormir deux heures n’importe où, s’embusquer,
attendre, marcher comme un pantin sans esprit, et pas question de broncher,
d’avoir mal aux chevilles, de souffler, de manger autre chose que ces infâmes
fèves grasses qu’on partageait à deux dans une même gamelle. Paradis vérifia
que rien ne manquait dans sa giberne, les trente-cinq cartouches, les pierres à
fusil. Il remonta sur ses mollets les guêtres qui le serraient, alla cueillir
son fusil dans le faisceau et se rangea à la suite de ses camarades pour gagner
les taillis, face à la rive gauche du Danube.
— Houlà ! dit Sainte-Croix à Lejeune. L’eau
s’élève et le courant augmente…
— Vous avez raison et cela m’inquiète.
— Ne perdons pas de temps. Il faut que j’emmène ces
bonshommes de l’autre côté, en bateau.
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