La Bataillon de la Croix-Rousse
sur une femme, sur une jeune fille, les royalistes profitaient de la victoire du 20 mai et organisaient Lyon à leur gré.
L’abbé Roubiès avait établi une commission provisoire, dont les membres, désignés d’avance, entrèrent immédiatement en fonctions.
Cette commission prit sur-le-champ certaines mesures, arrêtées depuis la veille dans l’esprit de l’abbé Roubiès ; elle nomma un comité d’examen pour statuer avec pleins pouvoirs, sur les arrestations à opérer et sur les ordres à donner pour la police de la ville.
L’abbé Roubiès, sous le titre modeste de secrétaire, fut en réalité le maître de ce comité.
Il se trouva, par le fait, dictateur à Lyon.
Or, le 30 mai, au matin, comme il pourvoyait « aux mesures de sûreté », c’est-à-dire comme il prescrivait des incarcérations, il entendit du bruit dans l’antichambre du salon où il siégeait, représentant à lui seul le tout-puissant comité, car il ne fallait pas compter un petit abbé de dix-sept ans qu’il s’était donné comme sous-secrétaire.
Ce jeune lévite était le neveu d’une femme toute-puissante sur l’esprit du comte d’Artois, plus tard Charles X.
L’abbé Roubiès avait tout intérêt à former ce jeune homme et à le préparer, comme il le disait, aux plus hautes destinées.
Ce faisant, l’abbé se ménageait les bonnes grâces de la première maîtresse du comte, prince du sang, frère du roi guillotiné et du régent qui fut Louis XVIII.
L’abbé Roubiès, entendant du tapage, envoya son sous-secrétaire pour savoir ce qui se passait.
Celui-ci revint.
– C’est, dit-il, la mère de Saint-Giles qui réclame et son fils prisonnier et sœur Adrienne, arrêtée chez elle.
– Ah ! fit l’abbé Roubiès, je connais cette matrone : j’ai des notes sur elle. C’est, paraît-il, la sans-culotte la plus vertueuse de Lyon.
Avec un fin et mauvais sourire, il ordonna :
– Qu’on l’arrête et qu’on l’enferme dans la prison où l’on met les filles publiques.
Le jeune abbé regarda le vieux avec étonnement.
Quelques instants auparavant, l’abbé, lui expliquant les principes d’après lesquels une réaction doit se conduire, lui avait dit :
– En fait de répression, ne faire que l’indispensable et procéder par de grands et terrifiants exemples, mais peu nombreux. Point de zèle intempestif ! point d’excès inutile !
Et voilà qu’il faisait jeter dans une prison infâme une honnête femme.
Le jeune homme cherchait à comprendre.
– Allez, lui dit Roubiès, je vous expliquerai mes motifs.
Le petit abbé sortit et donna l’ordre d’arrestation ; il fut exécuté sans observation comme sans répugnance par les gardes nationaux royalistes, qui s’étaient constitués les sbires du roi.
Curieux de connaître la pensée de cet homme fort qui s’appelait Roubiès, le petit abbé revint avec empressement.
– C’est fait, mon père, dit-il.
Roubiès, je l’ai dit, était Père de l’Oratoire.
– Très bien, mon enfant, dit-il. Maintenant, je vais vous démontrer que cette arrestation est utile, très utile.
– Oh ! je n’en doute pas, fit le jeune homme. Je ne me l’explique pas, voilà tout.
– Mon ami, dit Roubiès, non seulement il faut vaincre et dompter la Révolution, mais il faut en inspirer l’horreur et le dégoût ; pour cela, le meilleur moyen est de la déshonorer.
Le petit abbé commençait à comprendre ; il sourit à son tour.
– Dans quelques années, la restauration faite, la presse étant muselée, nous écrirons ce que nous voudrons sur les choses, les hommes et… les femmes de ces temps-ci ; nous noircirons la mémoire des héros et des héroïnes de cette odieuse République.
– Naturellement, dit le petit abbé, et comme nous n’aurons pas de contradicteurs, nous ferons la légende de la Terreur à notre guise.
– Bravo pour le mot légende, il est juste. Je continue. Cette femme, que nous jetons au milieu des prostituées, est une des plus pures gloires, des plus pures vertus de Lyon. Mais, dans quelques années, nous écrirons que cette fausse Lucrèce n’était qu’une drôlesse à laquelle les Jacobins avaient fabriqué une auréole de chasteté. Et la preuve, dirons-nous, en est écrite sur les registres de la prison des filles.
– Mais, dit l’abbé, la date : il y aura la date ?
– Mon ami, après les grandes crises, il semble que les jours aient été des
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