La Bataillon de la Croix-Rousse
défilaient.
– Douze pièces ! fît Kellermann, c’est peu pour bombarder une ville qui possède quarante pièces et qui en fond tous les jours.
– Général, dit Dubois-Crancé avec sa grande science du métier, j’ai étudié la situation : aucune des pièces de l’ennemi placées à Sainte-Foy, à Fourvière, à Oullins, ne pourra atteindre les nôtres, que nous disposerons de ce côte-ci du Rhône, sur le vaste emplacement de Montessuy, qui permet de faire un feu concentrique sur les batteries entassées, resserrées de l’ennemi : vous savez bien, général, que la faculté de disperser et d’étendre ses batteries, donne à l’assiégeant une supériorité immense ; tous ses coups portent, et, s’il manque le point visé, il tombe sur un autre ; s’il ne ruine pas telle maison, il incendie telle autre ; s’il ne détruit pas telle embrasure, il fait sauter un magasin à poudre. L’assiégé, au contraire, obligé de répondre à des feux qui le prennent de front et de flanc qui croisent leurs tirs, perd souvent ses boulets ; s’il manque le but, il n’atteint rien et le projectile s’enterre en pure perte. De plus, nous pouvons déplacer nos batteries et l’ennemi ne peut changer les siennes de place, faute de terrain. Je maintiens donc que sur les quarante pièces ennemies, le quart seulement pourra nous répondre efficacement et que nos douze pièces affirmeront, dès cette nuit, leur supériorité. J’ai désigné les emplacements, tout est prêt. Le travail sera enlevé en quelques heures et vous n’avez qu’à signer ces ordres pour que je les fasse exécuter.
Kellermann ne pouvait plus ni reculer ni refuser.
Il signa, mais à contre-cœur. Toutefois, il dit à Dubois-Crancé :
– Convenez avec moi que si l’on diffère d’avis avec un homme comme vous qui sait la guerre, on peut se laisser convaincre par ses raisonnements ; mais qu’il est absurde d’être mené par un comité où personne n’est soldat et par un ministre comme Garat.
– C’est vrai ! Mais, général, Carnot, un officier du génie comme moi, va remplacer Garat le 14 ou le 13 de ce mois et il nous organisera la victoire.
– Tant mieux ! dit Kellermann avec un soupir.
Dubois-Crancé voulait en finir avec les hésitations du général.
– Voyons, lui dit-il, Lyon est-il rebelle ou non ?
– Sans doute ! dit Kellermann. Et s’il ne s’agissait que de prendre la ville, quoique cette lutte intestine me pèse, je serais moins chagrin. Mais après l’assaut la tuerie dans les rues, puis les massacres en masse, puis les exécutions après jugement des cours martiales ! Et je serai forcé d’attacher mon nom à cette répression effroyable ! Voilà ce qui m’épouvante.
– Général, dit Dubois-Crancé, jurez-moi d’agir vigoureusement désormais, et je vous jure, moi, de vous renvoyer à votre armée des Alpes, la veille du jour où la ville sera sur le point d’être prise. Vous échapperez ainsi à la responsabilité des vengeances de la Convention.
Le regardant :
– Plus patriote que vous, je fais le sacrifice de mon nom qui arrivera chargé d’exécration devant la postérité. Mais, bourreau de Lyon, j’aurai terrifié les mauvais citoyens, comprimé la révolte, sauvé la France. Peu m’importe l’opinion banale de ma génération et de celle qui suivra. Un jour viendra où l’histoire me rendra justice.
Et il sortit, laissant Kellermann singulièrement rapetissé à ses propres yeux.
Dubois-Crancé emportait l’ordre du bombardement.
Kellermann était resté seul et fort maussade.
Comme général, comme homme, comme républicain, il était humilié ; il ne se l’avouait pas, se sentait de méchante humeur et s’il eut eû sous la main quelque maladroit sur qui passer sa colère, il l’eût fortement rudoyé.
Le défilé terminé, l’aide de camp du général revint : mais Mouton n’était pas homme à se laisser malmener ; c’était un mouton plus intraitable qu’un loup.
Aussi le général l’accueillit-il sans trop de brutalité.
Il se contenta de demander d’un air brusque :
– Eh bien, ce défilé !
– Vous l’avez vu, mon général, dit Mouton : à vous d’en juger.
– Mais je vous demande votre avis, lieutenant ?
– Mais je n’ai pas d’avis ! je surveillais le capitaine Salvat pour lui casser la tête et je n’ai point regardé autre chose.
– Et vous auriez
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