La Bataillon de la Croix-Rousse
artistes, Saint-Giles était très irrégulier et passablement noctambule.
En ce moment, il se produisit un grand tumulte dans la salle.
Tant d’orages s’étaient si souvent déchaînés dans cette salle que Châlier ne s’émut point de ce bruit ; il suffirait d’une interruption malencontreuse pour soulever un ouragan de protestation.
– Ainsi, demanda Châlier, revenant à Saint-Giles, il court la prétentaine le nuit ?
– Toujours en noce, dit la baronne. Demande lui donc, citoyen, d’où il sortait quand il a rencontré cette ci-devant qu’il a délivrée sur le quai de l’Archevêché ?
– Tiens ! Tiens ! fit Châlier.
La baronne, en excitant les soupçons du tribun, avait, on le verra, un double but. Elle pensa qu’elle en avait dit assez.
Cependant Châlier, revenant à une première idée, murmura :
– J’ai bien envie de l’accabler devant le peuple.
– Citoyen, prends garde ! Le peuple ne te croirait peut-être pas, dit la baronne qui ne voulait point laisser donner cette tournure à l’affaire. Saint-Giles se justifierait peut-être en mentant et la foule est pour lui en ce moment. Tandis qu’entre quatre-z-yeux… tu pourras lui demander des nouvelles du père Martin.
– Ah ! Ah !
– Lui parler du rendez-vous qu’il y a ce soir.
– Oh ! Oh !
– Le mettre au défi d’y aller.
– Eh ! Eh !
– Et il n’osera pas mentir, dire non, renier la vérité.
– Sois tranquille, mon ami, je le forcerai bien de convenir des faits, mais comment sais-tu tout cela ?
– Citoyen, un vendeur de journaux, c’est comme le ci-devant bon-dieu du catéchisme, il voit tout, sait tout, est présent partout.
Châlier se mit à rire.
La baronne reprit :
– Je me glisse, je me faufile, je m’introduis, j’écoute, j’entends, je retiens tout. On ne se défie pas plus du petit vendeur de journaux qui passe que du moucheron qui vole.
– Ah, mon ami, dit Châlier, si tu voulais, quels services tu pourrais rendre à la République…
La baronne fit un geste vif de gamin outré et protesta :
– Compris ! Mouchard ! Voilà ce que tu me demandes !… Veux pas ! Si Saint-Giles ne m’avait pas battu, je n’aurais rien dit sur son compte. Mais il m’a battu, ce grand chien braque ! Eh bien je serai sa puce. Surtout, défie le d’aller à ce rendez-vous ? Il ira par vantardise et s’il y va, je te le ferai savoir.
– C’est convenu. As-tu par hasard besoin d’argent ?
– Moi ! Je gagne trop ! Mais je verse mon surplus aux dons nationaux.
– Brave cœur ! dit Châlier attendri et… roulé.
Mais l’orage continuait dans la salle.
– Que diable se passe-t-il là-bas ? fit Châlier.
– Vas z’y voir, citoyen ! dit la baronne.
Il s’éloigna.
Elle le regarda s’en allant, puis elle eut sur les lèvres le sourire charmant de la femme qui triomphe d’un homme.
– Encore un, fit-elle que je mènerais où je voudrais si je voulais le conduire, au lieu de le pousser… Le malheureux !
Elle poussait à l’échafaud.
Saint-Giles qui s’amusait, éprouva comme un choc désagréable à la vue du visage bilieux de Châlier qui lui dit d’un ton sec :
– Citoyen, lorsque ta mère aura reçu des mains du peuple ma jeune protégée, quelques amis et moi nous t’attendrons dans la petite salle du comité, pour une explication.
Et saluant d’un air empressé, il s’éloigna, laissant Saint-Giles se demander ce qu’on lui voulait.
– Eh ! lui dit son ami, qui connaissait Châlier sur le bout du doigt, c’est bien simple. Ces sauveurs du peuple, ces tribuns sont tous les mêmes : jaloux de la faveur populaire, ils ne peuvent supporter un succès à côté d’eux et tu vas être tancé.
– Je ne le supporterai pas, dit Saint-Giles.
– Prends garde, alors ! Si tu froisses Châlier, il deviendra ton ennemi et sa haine sera mortelle un jour. Cet homme est grand, bon, mais fou, fanatique et cruel par excès.
– N’importe ! dit Saint-Giles, je le braverai.
Et il releva sa tête vaillante en signe de défi.
Son regard rencontra celui de Châlier, qui observait son adversaire à distance il y eut un choc entre les deux éclairs de leur pensée ; la haine jaillit de ce heurt de deux volontés également puissantes.
L’arrivée des députés qui ramenaient M me Saint-Giles et sa famille fit diversion à ce duel muet qui
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