La Bataillon de la Croix-Rousse
retourné au premier bruit d’une altercation, reconnut qu’une femme se débattait dans l’ombre aux mains d’un homme ; il se précipita de ce côté, la canne levée.
L’Auvergnat s’enfuit, exécutant le programme imposé, et la baronne se jeta dans les bras de Saint-Giles.
– Ah, monsieur, dit-elle, comme ce vilain ivrogne m’a fait peur.
– Rassurez-vous, mademoiselle, dit le jeune homme, vous voilà en sûreté maintenant. Je suis Saint-Giles et c’est vous dire que vous pouvez accepter mon bras jusqu’à votre domicile.
– Comment, c’est vous ! s’écria-t-elle.
– Et vous ? La petite baronne ! dit Saint-Giles.
Il était enchanté.
– Quelle chance que je me sois trouvé là, reprit-il.
– Et quel bonheur pour moi ! fit-elle. Je m’en allais désespérant de vous voir.
– Vous me cherchiez ?
– Je vous attendais. Je savais que vous deviez aller ce soir aux Brotteaux pour ce souper.
– Ah ! votre cousin vous l’avait dit ?
– Non ! C’est M. Rateau qui m’a envoyé prévenir que vous souperiez et que, par conséquent, si ma mère allait mieux, je ferais bien de revenir pour rattraper le temps perdu, car j’aurais deux cavaliers pour me reconduire, vous et mon cousin.
Regardant Saint-Giles :
– Partons si vous voulez bien ! dit-elle.
– Attendez ! Voilà une voiture ! Heureux hasard à cette heure.
– Vous faire aller cette grosse dépense pour moi : je ne veux pas.
Mais il avait hélé le cocher et il était trop tard pour protester.
On monta.
Saint-Giles oublia absolument sœur Adrienne, Châlier, le Club et même la République, en sentant les jupes de la petite baronne s’étaler sur ses genoux.
Elle continua ses explications.
– Figurez-vous, dit-elle, que, la crise se prolongeant, je ne pouvais quitter maman. Enfin, sur les dix heures, elle allait mieux. Vous pensez bien que je ne serais pas retournée aux Brotteaux si je ne m’étais rappelée que, dans ma précipitation, j’avais oublié de remettre les clefs à M. Rateau qui est peut-être sans linge pour ses tables en ce moment.
– Vous voyez, dit Saint-Giles, que nous avons bien fait de prendre une voiture.
– Je vous en remercie, dit-elle.
Et elle reprit :
– Pensant bien que vous seriez au Club, j’ai envoyé un de mes petits frères s’informer et il est revenu m’annoncer que vous étiez là. Alors je suis venue, déterminée à vous attendre pour vous demander de me protéger jusque là-bas.
D’un ton qui émut beaucoup Saint-Giles, elle ajouta :
– Moi, voyez-vous, j’ai confiance en vous et si quelqu’un nous ayant rencontrés y trouvait à redire, je serais au-dessus de ces cancans ! La loyauté est peinte sur votre visage.
Saint-Giles se laissait bercer par ces paroles caressantes avec tant de plaisir qu’il ne ressentait plus les rudes cahots de la voiture.
– Et le cousin ? demanda-t-il.
– Pas de nouvelles ! Nous le trouverons là-bas ! dit-elle. Il sera bien content que vous soyez venu ou plutôt revenu.
– Il paraît qu’on l’a consigné jusqu’après le discours de Châlier, mais c’est fini. On ne se battra pas cette nuit : la consigne sera levée.
Ils causèrent ainsi jusqu’au cabaret.
Plusieurs fois les cahots et aussi la malice de la baronne entrechoquèrent leurs genoux, les dos d’âne et les ornières de la mauvaise route des Brotteaux les jetèrent souvent l’un sur l’autre.
Saint-Giles éprouva de délicieuses sensations.
Les parfums capiteux qui s’échappent, discrets mais pénétrants, d’un beau corps de femme sain, jeune et frais remplissaient l’atmosphère de la voiture et grisaient Saint-Giles, sensible comme tous les artistes à l’ odor della femina .
Il se montait la tête à ce point qu’il fut enchanté d’arriver.
Le père Rateau attendait sur sa porte selon son habitude, quand le bruit d’une voiture lui annonçait des clients.
À la vue de la petite baronne et de Saint-Giles, il s’écria :
– Comment ! En voiture ! Tous les deux…
Il prit un air sévère.
– Ne vous formalisez pas ! dit la baronne.
Elle conta l’histoire de la place.
Le père Rateau écoutait en faisant des observations gênantes, on pourrait dire cyniques.
– Pas chiffonnée ! disait-il, très bien ! Parfait ! Les yeux clairs et vifs ! Ça va bien !
D’un air satisfait :
– J’accepte les explications,
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