La belle époque
rôle. Peut-on espérer que le jeune Fernand Dupire rentre en grâce auprès de notre impératrice, après avoir été rejeté comme un malpropre ? Sa famille a toujours voté bleu, depuis Georges-Etienne Cartier au moins.
— A la place de ce jeune homme, après avoir été repoussé une fois, j'irai voir ailleurs avec une détermination farouche. En restant encore sur les rangs, il se couvre tout simplement de ridicule, au risque de perdre le respect des autres débutantes de la Haute-Ville.
Thomas vida son verre, se leva en tendant la main à sa femme et commenta :
— De toute façon, il est trop jeune, ce n'est pas un candidat sérieux. Avons-nous des aspirants dignes de ce nom à l'horizon ?
— Pas que je sache.
— Après un voyage en Europe, à son retour, le lustre de la grande culture ajoutera à ses charmes naturels. Espérons
que cela agira sur ces jeunes gens.
— Eugénie ne peut pas aller là-bas seule, fit remarquer Elisabeth, et elle ne veut pas entendre parler d'y aller avec moi.
Le temps de monter l'escalier, le couple demeura silencieux. Quand la porte se referma derrière eux, l'homme précisa :
— Nous n'avons aucune cousine vieille fille susceptible de lui servir de chaperon. Ce sera avec toi, ou pas du tout. Elle a l'été devant elle pour prendre sa décision.
Ce genre d'ultimatum n'améliorerait pas les relations entre la fille et sa belle-mère.
— D'habitude, les jeunes vont en Europe pendant la belle saison, remarqua-t-elle pour changer de sujet.
— Comme le monde viendra à nous l'été prochain, elle restera ici pour le recevoir. Au pire, elle voyagera au cours de l'été de 1909, si elle met tout ce temps à se faire une raison. Et si elle tarde trop, ce sera à son mari de payer la note.
À moins qu'Eugénie ne se passionne pour le petit rôle que Frank Lascelles lui réservait dans la distribution du grand pageant, son humeur n'irait pas en s'améliorant.
Chapitre 12
Le mois de mai apportait à Québec un temps franchement plus clément. Sur les arbustes de la grande cour de l'hôtel de ville, les feuilles commençaient à pointer. Les vitrines du magasin de vêtements pour femmes ALFRED proposaient des robes aux teintes pastel et des chapeaux de paille ornés de fleurs. Le personnel s'agitait autour de clientes désireuses de se parer pour la belle saison.
Un peu avant midi, le bruit d'un pas lourd venant des appartements privés se fit entendre dans l'escalier, puis Gertrude apparut au rez-de-chaussée, un grand plateau dans les mains.
— Attendez, je vais vous aider, proposa Marie en se précipitant. Vous joignez-vous à nous? questionna-t-elle encore en se dirigeant vers l'arrière de l'établissement.
— Non, j'ai à faire en haut.
Quand Marie posa le plateau sur la table dans la petite salle de réunion, les deux jeunes vendeuses apparurent, de même que Thalie. La fillette consacrait tous ses samedis à aider à la boutique, à moins de devoirs scolaires pressants.
— Monsieur n'est pas là ? demanda une vendeuse.
— Il est allé chercher des marchandises au port, avec Mathieu. Je soupçonne que les fonctionnaires de la douane font traîner les choses.
— Je vais rester devant, proposa-t-elle.
— Je m'en occupe, décréta la fillette en tournant les talons.
La vendeuse interrogea sa patronne des yeux. Marie répondit
dans un sourire :
— Venez manger. Il ne vient jamais personne à l'heure du dîner, de toute façon. Puis si quelqu'un oublie l'heure, nous entendrons la clochette.
La fillette aimait jouer à l'adulte... surtout si elle n'avait qu'à élever un peu la voix pour attirer sa mère, en cas de besoin. Elle revint à l'avant du commerce et entreprit de vérifier si les rubans et les dentelles se trouvaient bien en ordre dans les tiroirs. En réalité, elle profitait de ce moment de solitude pour les caresser du bout des doigts, sortir les plus jolis et les poser sur le tissu de sa manche, afin de vérifier l'effet produit.
Après un moment de ce jeu, le bruit de la porte attira son attention. Un homme grand, vêtu à l'anglaise, entra, regarda un instant la marchandise d'un air curieux.
— Monsieur, je peux vous aider? Vous voulez offrir une parure à une dame ?
L'homme regarda la fillette des pieds à la tête, surpris de se trouver devant une employée aussi jeune. Il souleva son chapeau, et plutôt que de répondre à la
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