La belle époque
entrer ou sortir de ce vaste temple en même temps qu'un autre paroissien, éminent celui-là, son frère Thomas. Compte tenu de l'affluence, cela ne posait pas de difficulté. Avec sa famille, l'aîné se tenait dans un banc de l'aile gauche, à l'arrière de la grande bâtisse, alors que le cadet occupait un siège donnant sur l'allée centrale, à peu près au centre. Les emplacements les plus prestigieux, près des marguilliers, appartenaient aux grandes familles, qui souvent se les transmettaient de génération en génération depuis un siècle.
Thalie s'impatientait bien vite de l'immobilité à laquelle elle se trouvait contrainte pendant l'office et cherchait des yeux tout ce qui offrait la moindre distraction. Près d'elle, Mathieu s'absorbait dans la lecture de son missel, un peu comme il le faisait à la maison avec un roman de Jules Verne.
Au moment du prône, l'archevêque Louis-Nazaire Bégin, vêtu de sa soutane violette et de son surplis de dentelle blanc, monta lourdement les quelques marches donnant accès à la chaire. Déjà âgé, les cheveux gris, le dos voûté, il posa les mains sur la balustrade, se pencha un peu en avant et déclama :
— Mes très chers frères, mes très chères sœurs, j'ai l'extrême plaisir de vous faire part d'une lettre que m'adressait, il y a quelques jours à peine, Sa Sainteté le pape Pie X.
Avec son air le plus solennel, le prélat se redressa, prit une missive sur une petite tablette devant lui et commença :
— Nous établissons, Nous constituons et Nous proclamons saint Jean-Baptiste patron spécial auprès de Dieu des fidèles franco-canadiens, tant ceux qui sont au Canada que ceux qui vivent sur une terre étrangère.
Bégin replia la lettre pour la remettre où il l'avait trouvée, puis continua :
— Vous savez que les patriotes des années 1830, en créant la société Saint-Jean-Baptiste, plaçaient leur organisation sous sa protection. Aujourd'hui, notre Saint-Père en fait le patron de tous les Canadiens français. Aussi, je vous invite tous à vous placer sous sa sainte sauvegarde.
Pendant quelques minutes encore, le prélat évoqua tous les avantages que tirerait la communauté de cette nouvelle assistance divine. Inutile de préciser la part qu'il avait prise dans cette initiative. Dans une lettre rédigée dès le mois de novembre de l'année précédente, le prélat demandait au souverain pontife de consacrer ses compatriotes à ce saint. La réponse, un hasard trop providentiel pour tenir à la chance, arrivait juste à temps, à quelques jours des élections provinciales. Dans toutes les paroisses du Canada français, des curés annonçaient la même nouvelle, au même moment.
Le sermon se termina par les informations habituelles que les pasteurs réservaient à leurs ouailles. A la fin de la cérémonie, les paroissiens quittèrent leur banc en murmurant. Au cours des prochains jours, des réjouissances politiques et religieuses se multiplieraient d'un bout à l'autre du pays pour célébrer l'événement.
Au moment de mettre les pieds sur le parvis de la basilique, Alfred posa la main sur le bras de Marie en disant:
— Rentre tout de suite, moi, je vais m'attarder un peu.
Des yeux, il désigna son frère, qui sortait à son tour.
— Vas-tu dîner avec nous ?
— Bien sûr. Trois, quatre minutes, tout au plus.
Un moment plus tard, Alfred toucha son melon en disant :
— Elisabeth, Eugénie, Edouard, bien le bonjour. Thomas, dois-je comprendre que Sa Sainteté Pie X vient d'être recrutée par les nationalistes, dans leur lutte prochaine contre les libéraux de Gouin ?
Edouard pouffa de rire et prit sur lui de répondre à la
place de son père :
— L'archevêque vient de le dire : nous avons maintenant un intermédiaire spécial auprès de Dieu. Autant dire que Dieu est de notre côté.
— La seule chose qui me rassure un peu, répondit Alfred, c'est que je connais ton sens de l'humour. Tu ne peux pas être sérieux. Mais je ne doute pas que toutes les grenouilles de bénitier clameront cette sottise.
— Comment ont-ils pu nous jouer ce tour-là ? pesta Thomas. Un drapeau avec un Sacré-Cœur au milieu, un saint patron des Canadiens français en prime. Bientôt, ils pourront ressusciter la vieille formule des années 1860 et 1870 avec une variante : l'enfer est rouge, le ciel est nationaliste.
— Non, tu fais erreur, corrigea Alfred. Le ciel demeure
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