La belle époque
les piétons se hâtèrent. Les plus prudents rebroussèrent chemin afin de ne pas traverser cette foule embrasée, hurlant en alternance des insultes contre Gouin et son amour pour le chef nationaliste. Les conducteurs de fiacre sortirent de leur voiture pour prendre la bride de leur cheval affolé en prononçant des mots apaisants dans leurs oreilles, avant de leur faire effectuer un demi-tour. Les conducteurs de tramway, prisonniers des rails posés dans les rues, ne jouissaient pas de cette possibilité. Us n'avaient d'autre choix que de s'arrêter pour attendre.
Les passagers descendirent en pestant contre les imbéciles qui les condamnaient à continuer leur chemin à pied.
— Nous rentrons à l'hôtel, suggéra Fernand Dupire, un peu inquiet de se trouver dans une foule si survoltée.
— Non, attendons de voir ce qui va se passer maintenant. Personne, autour de nous, ne semble vouloir aller se coucher.
Edouard avait raison. Les cris continuaient, conspuant le premier ministre et les libéraux en général, exprimant un amour exalté pour le chef nationaliste. Au bout d'une demi-heure, une calèche s'engagea dans la rue Saint-Laurent un peu plus bas, remonta vers le nord.
— C'est lui ! C'est lui ! cria quelqu'un.
Le cocher imaginait sans doute que cette mer humaine s'ouvrirait devant le Moïse des Canadiens français, afin de lui permettre de regagner son domicile. Le contraire se produisit plutôt, l'armée de jeunes gens s'approcha en vociférant, au point de terroriser le cheval qui se cabra, agita un moment ses sabots antérieurs dans l'air avant de les rabattre sur le pavé avec un claquement sec.
— Quelqu'un risque de se faire tuer, cria Fernand à l'oreille de son compagnon.
Comme pour lui répondre, un homme dans les premiers rangs demanda à pleins poumons :
— Détachez cet animal, nom de Dieu ! Vite !
Quelques jeunes gens devaient posséder une certaine compétence dans ce genre de chose. Alors que le cocher protestait de toutes ses forces, et Bourassa avec un peu plus de retenue, trois ou quatre d'entre eux entreprirent de détacher les épais traits de cuir qui reliaient l'animal à la voiture, puis dégagèrent les flancs de celui-ci des limons.
— Occupez-vous de cette bête, ordonna un garçon un peu plus âgé que les autres.
Le cocher dut sauter sur le pavé, prendre le cheval par la bride et le conduire à l'écart en murmurant des mots apaisants. Quand la rue se dégagerait enfin, il le monterait à cru et suivrait de loin les manifestants, afin de récupérer sa voiture quand ils se seraient lassés de leur jeu.
Pendant ce temps, tout en chantant 0 Canada, une vingtaine de garçons s'attelèrent eux-mêmes à la voiture pour la tirer, alors que d'autres la poussaient. Un peu effrayé par cet enthousiasme effréné, Bourassa se tenait au rebord de la portière et attendait la suite des événements.
— Passons chez Lomer Gouin, pour lui souhaiter bonsoir, hurla une voix.
L'attelage humain se mit en route au petit trot, en direction sud, jusqu'à la rue Notre-Dame, alors qu'un millier de personnes le suivaient. Les chants, patriotiques ou folkloriques, les seconds se confondant d'ailleurs avec les premiers, continuaient, puis quelques étudiants sortirent avec un à-propos remarquable des drapeaux de Carillon de leur poche, certains ornés du Sacré-Cœur, et d'autres non, pour les agiter au-dessus de leur tête.
Des deux côtés de la rue Saint-Laurent d'abord, puis de la rue Notre-Dame, les citadins déjà couchés se relevèrent, allumèrent et se penchèrent aux fenêtres pour constater la raison de ce vacarme. Quelles que fussent leurs convictions politiques, beaucoup adressèrent des grands gestes amicaux, ne serait-ce que pour éviter que des pierres ne fassent voler leurs carreaux en éclats.
Sur les trottoirs, des policiers attirés par le bruit vinrent voir ce qui se passait. Comme leur nombre ne leur permettait pas de mettre fin à la manifestation, ils décidèrent de la suivre afin de pouvoir au moins empêcher des excès de se produire. Pour le moment, la foule étudiante demeurait plutôt joyeuse, mais sur son passage elle risquait d'attirer l'attention de personnes pour qui pareille ambiance fournissait le prétexte à des actes de violence gratuite.
Au coin de la rue Saint-Denis, les jeunes attelés à la voiture de Bourassa s'arrêtèrent devant le local du comité politique de Lomer Gouin. Très vite, le
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