La belle époque
millier de manifestants l'entoura en criant à s'arracher les poumons :
— Dehors le nain ! Mort au traître !
Les partisans du premier ministre, agacés, commencèrent par regarder par les fenêtres du petit local. Quand les étudiants entreprirent d'arracher les affiches partisanes pour les déchirer, et les piétiner ensuite, des libéraux vinrent sur le trottoir pour les vilipender.
— Bande de voyous ! Allez au diable ! cria quelqu'un.
Cela valut quelques taloches à l'empêcheur de manifester en rond. Des pierres volèrent vers le local politique, faisant éclater quelques carreaux. Seule l'intervention des policiers permit d'éviter une véritable échauffourée. Très vite, les jeunes gens détalèrent vers le nord, toujours en tirant ou en poussant la calèche d'Henri Bourassa. Le politicien se cramponna de son mieux aux coussins de son siège pendant que ses chevaux humains faisaient subir quelques embardées à la voiture. De la voix, il tenta de calmer un peu la foule, toute concentrée sur son jeu.
Les deux camarades venus de Québec suivaient toujours, mais bientôt Fernand, couvert de sueur et essoufflé par cette course folle, posa la main sur le bras d'Edouard pour attirer son attention. Il cria ensuite :
— Continue si tu veux, mais moi, je rentre à l'hôtel.
— Nous allons le reconduire chez lui !
— Tu es fou ! Il habite à Outremont, et nous venons à peine de passer la rue Sherbrooke.
— ... C'est encore loin ? demanda le garçon.
Fernand réprima un soupir d'exaspération avant de préciser :
— Plutôt, oui. Nous n'avons même pas pris le temps de souper.
Edouard s'arrêta. La cohorte d'étudiants les dépassa en criant et en chantant. Puis les deux visiteurs tournèrent les talons afin de revenir vers le sud. La rue Saint-Denis demeurait encore animée, malgré l'heure tardive. Des cafés, des restaurants alternaient avec des maisons particulières, le plus souvent élégantes.
— Tu connais un peu Montréal ? questionna Edouard.
— Assez bien pour savoir que la ville d'Outremont se situe loin de la circonscription de Saint-Jacques.
— Nous sommes toujours dans celle-ci ?
— Si nous marchons du côté gauche de la rue, oui. C'est un long rectangle entre les rues Saint-Denis et de la Visitation. Au nord, il se termine rue Saint-Jean-Baptiste. Cela correspond aussi à la limite de la ville de Montréal. Au sud, il va jusqu'au fleuve. Assez curieusement, il englobe aussi un carré dont les côtés sont délimités par les rues Craig et Saint-Gabriel. En conséquence, le Champ-de-Mars et le palais de justice en font partie.
Edouard essayait vainement de se figurer tout cet espace.
— Il s'agit d'un secteur assez élégant? demanda-t-il.
— C'est le Quartier latin : l'Université Laval à Montréal, l'Ecole polytechnique tout comme la future Ecole des hautes études commerciales s'y trouvent. Sur Saint-Denis ou Saint-Hubert habitent de très nombreux notables canadiens-français. Le grand magasin Dupuis Frères se dresse aussi dans les environs. Mais de nombreuses rues abritent surtout des ouvriers.
— Et tous ces gens sont susceptibles de voter pour Bourassa ?
La question méritait un moment de réflexion. Spontanément, Fernand Dupire aurait dit non. Le souvenir de la foule présente au Monument-National le confortait dans cette impression : ces jeunes enthousiastes ne voteraient pas, et leurs pères avaient préféré rester à la maison. Pourtant, il déclara après un silence :
—Je ne peux croire qu'Olivar Asselin ait pris le risque de l'envoyer au massacre, ce serait trop embarrassant. S'il a choisi de le présenter ici, le journaliste croit certainement qu'il fera bonne figure.
— Ce serait extraordinaire, s'il gagnait.
— Ce serait déjà extraordinaire s'il gagnait dans Saint-Hyacinthe, une circonscription teinte en rouge. Ici, une
défaite honorable satisferait tout le monde.
Les deux garçons réintégrèrent finalement l'hôtel Viger. Heureusement, la salle à manger demeurait encore ouverte.
Digne fils de son père, Édouard Picard amorça la journée du lendemain, un samedi, par une visite détaillée du magasin Dupuis Frères. Ce commerce ressemblait fort à celui de la rue Saint-Joseph, avec une différence cependant: la publication d'un catalogue permettait à la population des campagnes de commander par la poste. Si cette façon de faire
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