La belle époque
levée au-dessus de la tête.
Pendant longtemps, lors des spectacles de Buffalo Bill, American Horse avait assuré la chorégraphie des attaques de chariots bâchés placés en cercle par des Amérindiens montés sur de petits chevaux pie. Le «massacre» de Dollard des Ormeaux et de ses compagnons représentait une variation sur un thème familier.
Les amis se lassèrent bien vite des scènes bucoliques des
Premières Nations pour passer à un second village de toile, celui des journalistes. Dans de grandes tentes militaires, les équipes envoyées par les plus grandes entreprises de presse du Canada, et parfois des États-Unis et du Royaume-Uni, reconstituaient des salles de rédaction très crédibles. Le comité organisateur des fêtes avait prolongé les lignes du télégraphe jusque-là afin de leur permettre d'acheminer leurs articles.
Avec son bagout habituel, Edouard engagea très vite la conversation avec les gens de La Patrie. Le lendemain, lui et son ami connaîtraient un moment de gloire très éphémère dans les pages du quotidien aux sympathies nationalistes. Dans la rubrique intitulée «Les fêtes de Québec», un entrefilet signalerait la visite de «Messieurs Édouard Picard et Fernand Dupire, un marchand et un professionnel bien en vue de la vieille capitale». Pendant les commémorations, des milliers de personnes profiteraient de cet honneur dans l'une ou l'autre des publications présentes sur les lieux.
— Nous avons tout juste le temps de manger un morceau avant l'arrivée du futur maître de l'Empire, fit observer Edouard en sortant sa montre de son gousset.
Le parc nouvellement nommé Montmorency était ceint, du côté du fleuve, d'un petit muret de quelques pieds de haut. Il devait empêcher les maladroits et les imprudents de descendre la falaise cul par-dessus tête. Toutefois, comme l'amorce de cette pente ne se révélait pas trop raide, de nombreux jeunes gens franchissaient la barrière pour aller s'asseoir dans l'herbe. Leur audace leur valait une vue imprenable sur les quais et le fleuve.
— Demain, se plaignit Fernand, les journaux annonceront mon décès en première page : «Un jeune notaire prometteur trouve la mort pour s'être laissé entraîner par un écervelé. »
— Rédigé comme cela, ce sera dans l'Evénement ou L'Action sociale catholique, se moqua Édouard. En dernière page du Soleil, il sera écrit: «Un jeune écervelé conservateur meurt pour ne s'être pas bien accroché à son arbre. »
Le futur notaire avait passé le bras droit autour du tronc d'un solide petit érable. Une verge devant ses pieds, la pente devenait dangereusement abrupte. Les festivités ne se termineraient pas sans quelques fractures. Un peu après deux heures trente, le vaisseau Minotaur contourna la pointe ouest de l'île d'Orléans, puis s'engagea dans la rade de Québec. Derrière lui venait l'Indomitable, le plus formidable cuirassé de la flotte du Royaume-Uni, laissant dans le ciel le long panache de fumée grasse et noire de ses puissantes machines au charbon.
— Le prince ne devait pas venir sur ce navire, commenta Edouard, mais comme on a terminé sa construction depuis quelques semaines, nos maîtres ont décidé de nous montrer toute leur puissance.
— Tu sais, je lis les mêmes journaux que toi, répondit son compagnon.
A l'arrivée de leur prince, tous les navires de guerre déjà présents dans le port hissèrent leurs couleurs tout en tirant une salve de bienvenue, à l'unisson avec les canons de la Citadelle. Un « Oh ! » étonné sortit de toutes les poitrines : l'onde de choc fut ressentit physiquement, comme un coup asséné par une main invisible. Puis dans le silence complet suivant la déflagration, le hurlement de multiples chiens se fit entendre. Selon les journaux, les salves d'honneur souvent répétées videraient la ville de tous ses cabots pour l'entière durée des festivités.
— C'est tout de même incroyable, remarqua Edouard en voyant la fumée blanche sortir des pièces hérissant les navires. Je donnerais cher pour appuyer sur la détente de l'une de ces machines infernales.
— Bon, te voilà prêt à te joindre à la marine impériale.
L'ironie marquait la voix de Fernand. Lui se trouvait immunisé
contre toute envie de ce genre. À ce moment, afin de souligner à l'intention des Canadiens toutes les promesses de puissance militaire de l'Entente cordiale entre le Royaume-Uni et la
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