La belle époque
à une compagne d'infortune de monter avec elle, puis se réfugia au fond de la banquette.
— Sotte, sotte, sotte, se disait-elle au moment où la voiture s'engageait sur la Côte-de-la-Montagne.
Machinalement, sa main se porta entre ses cuisses. Sa dernière escapade ravivait la douleur dans son sexe. Pour ne pas attirer l'attention, Eugénie se priverait d'un long bain chaud, susceptible de soulager les chairs meurtries. Au moment de descendre rue Scott, la lumière dans la bibliothèque lui fit perdre tout espoir d'un retour discret. Son père, et peut-être aussi sa belle-mère, tenaient à l'accueillir.
Elle essuya ses yeux sur la manche de sa robe, prit une profonde respiration et tourna la poignée de la porte. Quand elle entra dans le petit hall, Thomas sortit de sa pièce de travail pour lui dire :
—Je ne veux plus que tu sortes ainsi sans chaperon. Cela pourrait faire jaser.
— Oui, tu as raison, admit-elle.
— Je comprends que toutes les jeunes filles de la Haute-Ville font la même chose. Mais tout de même, c'est imprudent.
— Je ne le ferai plus... Je suis fatiguée, je peux monter me coucher ?
Des lampes éclairaient le hall de façon indirecte, les traits de la jeune fille passaient inaperçus. Thomas hésita un moment avant de dire :
— Oui, bien sûr. Bonne nuit.
La réponse d'Eugénie se perdit dans le claquement de talons sur les marches de l'escalier. En revenant vers son fauteuil, dans la bibliothèque, l'homme commenta à l'intention de son épouse :
—Je m'attendais à une crise de nerfs. Elle a promis de ne
plus sortir, sans discuter. Elle doit vraiment être fatiguée.
— Ou alors quelque chose est arrivé avec cet officier. Tu crois que je devrais monter la voir?
— ... Pour une fois qu'elle semble disposée à entendre le bon sens sans nous imposer une longue discussion, mieux vaut ne pas susciter une scène désagréable.
Elisabeth avala une gorgée de porto, songeuse. Pareille transformation de l'humeur de sa belle-fille lui paraissait bien suspecte.
Le lendemain, à cause de la messe, personne ne put faire la grasse matinée. La famille se dispersa toutefois entre divers lieux de culte. Les parents possédaient des billets pour la messe solennelle sur les plaines d'Abraham, les enfants devaient se rendre, comme d'habitude, à la basilique Notre-Dame. Au moment de quitter la maison, Édouard changea ses projets :
— Si tu veux m'accompagner, Eugénie, je vais plutôt aller à l'église de la paroisse Saint-Roch. Fernand Dupire sera avec moi.
— Comment cela ? questionna Thomas, un soupçon dans la voix.
— C'est la paroisse de nos ancêtres, après tout.
Devant le regard sceptique de son père, il continua, un sourire sur le visage :
— Puis je garde une certaine nostalgie des sermons de l'abbé Buteau. Ne crains pas que je fasse l'église buissonnière : cet après-midi, je te ferai un résumé détaillé de ses paroles.
— Tu auras droit à un vicaire. Tous les curés seront sur les plaines.
— Tant pis. Alors, sœurette, tu nous accompagnes ?
— ... Non, j'aime autant me rendre à la basilique. Comme je veux arriver un peu à l'avance, je pars tout de suite. Au revoir.
La jeune fille quitta la maison sans plus attendre. Sur le trottoir, elle se retrouva devant Fernand Dupire. La politesse exigeait qu'elle le salue. Elle se prêta si gracieusement à l'exercice que depuis le hall, Édouard l'observa un moment, avant de commenter :
— La foudre l'a-t-elle frappée ? Encore un peu, et elle serait gentille.
— Si tu la taquinais un peu moins, peut-être se montrerait-elle plus aimable, plaida Élisabeth.
— Maman, répondit le garçon en lui faisant la bise, ton optimisme est beau à voir.
Sur ces mots, il rejoignit son ami. Thomas offrit son bras à sa femme en disant :
— Si nous ne voulons pas passer pour des mécréants aux yeux des grands de ce monde, autant y aller aussi.
Le prince de l'Église ne pouvait se contenter de moins que le prince héritier de la couronne du Royaume-Uni. L'archevêque Bégin arriva devant l'estrade d'honneur dans une grande berline tirée par quatre chevaux. Près de lui, monseigneur Roy, son auxiliaire, jouait un peu le rôle du gouverneur général. La foule se leva afin de l'acclamer alors que l'orchestre de l'artillerie royale entamait la Marche des prêtres, de Mozart.
Derrière Son Eminence,
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