La belle époque

quoi dire quand il perdra des patients âgés de dix ans pour d'aussi mauvaises raisons que l'hygiène publique déficiente ou la pauvreté des parents. Derrière le comptoir d'une pharmacie, j'aurais été intimidée.
    —    Surtout quand un jeune type viendrait acheter un condom...
    En plein jour, Elise se serait sentie obligée de rougir. Dans la pénombre, elle se contenta de jeter un regard en biais à son compagnon.
    —Je m'excuse d'avoir parlé de cela, poursuivit le garçon après une pause. C'était une mauvaise blague.
    —    C'est vrai, cela m'aurait intimidée. Mais ne craignez rien, j'ai entendu ce mot auparavant. C'est pour cela que je ferai une bonne épouse de médecin.
    Elle ralentit son pas, força son compagnon à s'arrêter et demanda, en levant la tête vers lui :
    —    Vous voulez m'embrasser ?
    —    Ici ?
    —    Comme j'ai presque un fiancé, je préfère éviter à la fois les endroits trop discrets et le porche de la maison paternelle.
    Édouard se pencha sur elle, effleura un moment ses lèvres des siennes, mêla le bout de sa langue au jeu jusqu'à toucher les dents régulières, puis l'autre langue. Ses mains caressaient la taille, pressaient le corps contre le sien, ne lui laissant aucun doute sur son degré d'excitation. Il empauma bientôt un sein, en apprécia la chaleur, sentit bientôt la pointe agacer le creux de sa main.
    Après un moment de ce jeu, elle le repoussa doucement. Il déclara, pantelant :
    —    Si j'étais un peu plus âgé...
    —    C'est gentil de le dire, mais c'est faux.
    Il voulut protester, s'arrêta avant de dire une sottise. Cette jeune fille l'attendrait, s'il le lui demandait tout de suite. Dans deux ans, trois tout au plus, son père l'associerait au commerce. A cet égard, sa situation s'avérait moins contraignante que celle d'un garçon de son âge condamné à un séjour à l'université, à une année d'apprentissage ensuite puis au défi de se constituer une clientèle. Simplement, un engagement de ce genre lui faisait peur.
    Déçue de ne pas entendre une protestation, quoiqu'elle n'espérait rien, Elise demanda dans un souffle :
    —    Vous me reconduisez à la maison ?
    —    Oui, bien sûr.
    Elle prit son bras. Quarante minutes plus tard, devant la maison de la rue Claire-Fontaine, elle déclara d'une voix faussement enjouée :
    —    Merci pour cette soirée, et les quelques autres. Maintenant que ces grandes fêtes s'achèvent, nous reviendrons à notre vie normale.
    C'était une façon gentille de dire qu'elle n'accepterait plus de rendez-vous. La parenthèse, quant aux usages réglant les relations entre jeunes gens de sexe opposé, devait se refermer bien vite. Surtout si un autre homme s'apprêtait à formuler la grande demande.
    —    Je comprends.
    Un moment, Edouard se demanda s'il convenait de lui faire la bise. Elle mit fin à son dilemme en tendant la main. En la serrant doucement, il murmura :
    —Je vous souhaite bonne chance. Sincèrement.
    —    Merci.
    La voix, mal assurée, témoignait de l'émotion d'Elise. Edouard préféra s'enfuir bien vite.
    Cette fois, au moment de regagner le quai, Eugénie s'était retrouvée parmi une foule de jeunes filles désireuses de se rendre sur les cuirassés. Dans une cacophonie joyeuse, la musique atteignait la rive: des bals se tenaient sur chacun d'eux. Richard Harris la rejoignit avec une assurance de propriétaire, désireux de répéter tous les jeux de la veille et d'en ajouter de nouveaux.
    Au moment où son amie rentrait chez elle au bras de son frère, la jeune blonde reprenait seule la navette au pied de la longue échelle posée contre le flanc de l'Exmouth. Sa réticence à accepter de bonne grâce des pratiques dont, avant ce jour, elle ne soupçonnait même pas l'existence, avait lassé bien vite le lieutenant. L'attrait de la nouveauté passé, une mijaurée ne lui disait plus rien, surtout après avoir jeté sa gourme une première fois. Son changement d'humeur avait amené la jeune fille à déclarer :
    —    Peut-être devrais-je rentrer...
    —    Si vous voulez. Prenez à gauche dans le couloir. La prochaine échelle de coupée vous amènera sur le pont.
    Vingt minutes plus tard, en revenant sur le quai, elle arrivait très difficilement à contrôler ses larmes. Seule la présence de nombreuses camarades de son âge l'empêcha de s'effondrer tout à fait. Après une longue attente, elle monta dans un fiacre, refusant