La belle époque
d'autres prélats progressèrent avec lui jusqu'à un petit pavillon érigé à droite des estrades, pour revêtir leurs habits tissés de fils d'or. Puis un long cortège se forma. Le roi d'armes Montjoie-Saint-Denis ouvrit la procession, suivi de cinq archers du guet dans leurs plus beaux atours. Un porteur de croix venait ensuite, puis le clergé : l'archevêque d'abord, les évêques ensuite, les prêtres enfin. Derrière eux, un essaim de servants de messe, vêtus de robes écarlates, représentaient l'avenir de l'Église canadienne. Un régiment de zouaves, le drapeau du pape et le Carillon-Sacré-Cœur accrochés au baudrier, fermaient cette marche.
— Ils pourraient tout aussi bien porter les affiches électorales du mouvement nationaliste, grommela Thomas.
Un coup de coude de sa compagne ramena le commerçant à l'ordre.
La procession devait montrer toute la puissance de l'Église. Au moment où l'archevêque Bégin atteignit l'autel érigé au rez-de-chaussée de l'estrade d'honneur, l'abbé Emile Buteau se retourna à demi afin de voir le Don-de-Dieu louvoyer au milieu du fleuve. Tous ces ors, la musique majestueuse, la foule enthousiaste, les invités d'honneur recueillis
- le duc de Norfolk, les descendants des héros de 1759 et 1760, Wilfrid Laurier et son épouse -, cela lui montait à la tête. Nulle part ailleurs, on ne se trouvait plus proche d'établir sur terre la nouvelle Jérusalem soumise au Christ-Roi, avec les Canadiens français comme peuple élu.
La messe se déroula très lentement, solennelle, à grand renfort d'encens et de chants religieux. Sur la scène de verdure, les diverses sociétés fraternelles, de la Garde Champlain à la Garde Jacques-Cartier, dans des uniformes d'opérette, faisaient pendant aux régiments du prince George. A la fin de la cérémonie, après le Te Deum, on entonna successivement God Save the Prince et God Save the King, tous les deux en traduction française.
Du côté de la Basse-Ville, dans l'église Saint-Roch, les pompes et les œuvres de l'Eglise catholique se révélaient bien plus modestes que sur les plaines d'Abraham. Un vicaire malingre et empesé fit durer son sermon au point d'endormir la moitié des ouailles. L'homme profitait de l'absence de son curé pour se mettre en valeur; il atteignit le but inverse.
Pourtant, Edouard garda le sourire tout au long de la cérémonie, obnubilé par sa machination politique. Au moment de sortir sur le parvis du temple, le bruit des clairons et des tambours perçait déjà l'atmosphère.
— Je constate que nos amis sont sur la place du marché Jacques-Cartier, commenta Fernand à ses côtés.
— Je pense même qu'ils approchent.
Le synchronisme avec la sortie de la messe dominicale assurerait une meilleure visibilité au défilé qui se formait au coin des rues de la Couronne et Saint-Joseph. Devant une population d'abord surprise, ensuite enthousiaste, Louis-Joseph, marquis de Montcalm, monté sur un cheval, épée au côté, arriva le premier. Derrière lui, près de cinq cents soldats des troupes franches de la marine marchaient au pas.
— Comment diable cela est-il possible ? questionna Fernand.
— Un mot d'ordre, tout simplement. La moitié de tout ce beau monde fait partie de l'une ou l'autre des associations nationalistes de la ville. Chacun n'a eu finalement qu'un collègue à convaincre.
Quelques heures après la représentation de gala du pageant, devant le prince de Galles, où vainqueurs et vaincus emmêlaient leurs drapeaux, échangeaient des couronnes, où les hommes de Wolfe rendaient hommage au général français et ceux de Montcalm au général anglais, les Canadiens français acclamèrent leurs soldats, comme s'ils voulaient une revanche sur l'histoire. L'utilisation du passé à des fins politiques offrait des avenues multiples pour mobiliser les émotions du bon peuple. Personne ne s'en privait.
Édouard rentra à la maison à la fin de l'après-midi, tant les conciliabules satisfaits entre membres de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française se prolongèrent. Comme les représentations théâtrales faisaient relâche le jour du Seigneur, la famille se retrouva pour le souper. Le garçon affichait une mine victorieuse, comme si le défilé improvisé tenait à sa seule initiative. Thomas se retint d'aborder le sujet pendant tout le premier service, puis il lança d'une voix agacé en coupant la viande :
— Allez, dis-le
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