La belle époque
laisser nos employées fermer la boutique.
— Ce n'est pas une bonne idée.
Même si l'une des deux vendeuses pouvait opérer la caisse enregistreuse sans difficulté, la responsabilité de fermer le commerce revenait à l'un ou à l'autre des membres du couple. Outre cette préoccupation, ces derniers jours, Marie promenait son visage morose dans le commerce. Elle continua :
— Comme il restera encore une représentation, vendredi, j'irai avec les enfants. Profite de ta soirée.
Alfred jeta un regard sur Mathieu et Thalie, occupés à regarnir les rayons avec le contenu de cartons posés à même le sol. Après un salut à la ronde, il quitta les lieux. D'un pas rapide, il arriverait sur les plaines d'Abraham quelques minutes avant le début de la représentation.
Plus de quatre heures plus tard, il regardait les armées de Wolfe et de Montcalm emmêler leurs drapeaux de nouveau. Quelques dizaines de ces soldats d'opérette portaient les verges de tissus achetées dans son magasin. Il en allait de même de certaines dames des cours royales... ou de paysannes de Nouvelle-France.
Alors que les spectateurs se dispersaient lentement, désireux d'allonger encore le moment magique, Alfred hésita sur la meilleure façon de terminer la soirée. La taverne ou la salle de billard offraient des soupers tardifs, et une faune nouvelle de petites canailles. D'un autre côté, les plaines d'Abraham, à la nuit tombante, recelaient bien des surprises... ou la perspective d'une simple marche sous les étoiles. Il passa sous les murs de la vieille prison, longea ceux de l'armurerie Ross, plus bas, jusqu'à atteindre un premier village de toile, celui de la presse. Quelques personnes seulement demeuraient encore sur place. Avec le départ de l'invité royal, les publications des Etats-Unis ou du Canada anglais n'avaient plus rien à se mettre sous la dent. Dès le lendemain, les journalistes de La Patrie et de La Presse plieraient bagage à leur tour.
Un peu plus loin se dressait le village de tipis soigneusement alignés. Six grands feux jetaient un éclairage satisfaisant sur une grande table où prenaient place une soixantaine d'hommes, pour la plupart des Amérindiens vêtus de peaux de daim à longues franges, une coiffure de plumes d'aigle sur la tête. Alfred se souvint avec amusement de l'attaque du Long-Sault, avec les hurlements à glacer le sang de ses voisines, dans les estrades. Devant les convives, les restes d'un repas somptueux témoignaient que la sagamité ou le pemmican préparés dans de grandes marmites de fer ne servaient qu'à amuser les touristes.
Parmi cette assistance, le marchand reconnut Frank Lascelles à la place d'honneur, lui aussi affublé d'un vêtement de peau. À ses côtés, American Horse terminait un discours dans un anglais à l'accent yankee :
— Afin de souligner votre habileté, votre courtoisie à notre égard, votre amabilité, nous faisons de vous un chef indien.
Lascelles se leva afin de se laisser coiffer d'une longue parure de plumes d'aigle.
— Comme cette nomination correspond à une renaissance, nous vous donnons aussi un nouveau nom, sous lequel vous serez désormais connu dans nos nations: Thonikouraka. Il signifie : « Homme plein de ressources ».
Alfred sourit devant cette scène sortie tout droit d'un roman à trois sous. Près de lui, deux ou trois journalistes prenaient des notes dans leurs carnets. Autant poursuivre sa promenade et profiter un peu de la nuit très douce. Pendant une heure encore, il se perdit dans des sentiers ne conduisant nulle part, puis revint sur ses pas. Au moment de traverser de nouveau le campement amérindien, il constata que les invités au banquet s'étaient dispersés. Appuyé sur un arbre, toujours vêtu de son costume d'Indien de carnaval, Frank Lascelles paraissait songeur.
— Monsieur, commença le commerçant en anglais en tendant la main, j'ai habillé plusieurs de vos soldats.
— Pardon ?
— Vous vous êtes approvisionné chez moi, pour les tissus. Alfred Picard.
Le metteur en scène prit la main, ajouta après une pause :
— Mais vous savez, les fournisseurs ont été si nombreux, je n'ai pas eu le plaisir de les rencontrer tous.
Les deux mains demeurèrent unies, les regards aussi.
Le vendredi suivant, Marie se trouvait à son tour dans les estrades, encadrée de ses deux enfants. Pour cette dernière représentation, le comité organisateur conviait des milliers
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