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La belle époque

La belle époque

Titel: La belle époque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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mettre fin au patronage. Pareille idée paraissait franchement révolutionnaire à la plupart.
    Si Alfred avait été présent la veille, lors de l'assemblée mouvementée tenue dans Saint-Roch, pour entendre Henri Bourassa, il aurait reconnu de nombreuses personnes dans cette assistance. La minorité de Canadiens français incapables de rallier Wilfrid Laurier hésitaient entre l'avenue conservatrice et celle des nationalistes. Seule l'ambiguïté savamment cultivée des ténors de l'un et l'autre groupe entretenait cette incertitude. Dans quelques années, quand les événements permettraient de tirer les choses au clair, plusieurs vivraient d'amères déceptions.
    Avant de donner la parole à l'invité de marque, les quelques conservateurs locaux, rares au point de devenir sujets de dérision, entendaient attirer l'attention sur eux. Un jeune avocat de vingt-six ans, Albert Sévigny, candidat conservateur défait lors d'une élection complémentaire provinciale tenue un peu plus tôt dans l'année, se mit en devoir de réchauffer la foule. Les moyens les plus extrêmes ne lui répugnèrent pas :
    — Le pont de Québec gît lamentablement au fond du fleuve depuis quelques heures. En réalité, c'est toute la clique libérale qui vient de s'effondrer. Ce grand projet, c'était celui de tous les amis de Laurier, de Parent et de Gouin, qui se sont honteusement engraissés en profitant du patronage. Dans l'espoir de maximiser leurs profits, ils ont sans doute lésiné sur les mesures de sécurité. En conséquence, ce sont des centaines de personnes qui pleurent ce soir un époux, un père ou un fils.
    Ces mots jetèrent la plus grande stupeur dans la salle. Les gens se regardaient, outrés de voir s'exprimer ainsi une pareille insensibilité. S'il était de bon ton, pour les membres de l'opposition, de tout reprocher au parti au pouvoir, y compris un été trop pluvieux ou un hiver franchement sibérien, la simple pudeur exigeait que les cadavres puissent refroidir avant de les récupérer à des fins partisanes. Au fond de la scène improvisée, quelqu'un murmurait une traduction rapide dans l'oreille d'un Borden totalement ignorant de la langue française.
    Très vite, le politicien de la Nouvelle-Ecosse décida de mettre fin à l'exercice de mauvais goût, sinon les personnes présentes commenceraient bientôt à lancer des légumes pourris en direction de l'orateur. Quand une assemblée se tenait dans un marché public, ce désagrément se produisait plus vite que partout ailleurs : les poubelles fournissaient les
    munitions.
    Son melon sous le bras, il s'avança pour interrompre d'une voix autoritaire son jeune disciple :
    —    Ce soir à Québec, il n'y a ni conservateurs ni libéraux. Il ne reste que des hommes et des femmes qui pleurent des êtres chers, et des voisins qui éprouvent la plus grande compassion pour eux et pour elles. Je fais partie de ces voisins, et j'offre à tous les proches des victimes touchés par un deuil cruel ma plus profonde sympathie.
    Dans l'assistance, il se trouvait assez de personnes connaissant la langue anglaise pour apprécier le tact du politicien. Elles traduisaient rapidement ses mots pour leurs voisins incapables de suivre l'exposé. Un murmure d'approbation courut sur toutes les lèvres. L'homme d'un peu plus de cinquante ans affichait une grande prestance dans son complet bien taillé. Ses cheveux séparés au milieu, ses sourcils broussailleux et l'épaisse moustache qui couvrait sa lèvre supérieure s'ornaient de quelques poils blancs. Son visage carré et sa forte carrure dégageaient une impression de force et de virilité. Comparé à Wilfrid Laurier, à la haute silhouette gracile auréolée de cheveux blancs, il se présentait comme un homme de la nouvelle génération.
    —    Il faudra enquêter sur ce terrible accident, moins pour trouver des coupables que pour s'assurer que cela ne se reproduise plus.
    Le jeune Sévigny se retira à l'arrière de la scène, rougissant, résolu à écouter et à apprendre de ses aînés l'art de la politique.
    —    Mais la ville de Québec a besoin de ce pont afin de développer son commerce. Tout le Canada en a besoin aussi. Alors dès que cela sera possible, quand nous comprendrons bien ce qui s'est passé aujourd'hui, nous devrons reprendre
    ce chantier.
    Dans la grande salle du marché, les applaudissements fusèrent. Regarder vers demain permettait déjà de commencer à panser les plaies du jour.
    —

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