La belle époque
apporta à ses visiteurs réunis dans un coin de la grande pièce, dans des fauteuils confortables. Quand il s'assit à son tour, Georges Garneau
demanda :
— Nous avons une meilleure idée de ce qui s'est passé?
— Un train s'est avancé sur la section sud du pont, chargé de matériel, expliqua Simon-Napoléon Parent d'un ton à peine audible, comme un murmure.
À peine passé cinquante ans, les principales réalisations de cet homme se trouvaient derrière lui. Avocat doté d'un souffle de voix, les associés de son cabinet plaidaient pour lui. Maire de la ville et premier ministre de la province, ses propres partisans l'avaient écarté avec bien peu de ménagements. Le véritable maître du jeu politique chez les libéraux, Wilfrid Laurier, avait placé Lomer Gouin à la tête de la province tout en donnant à son vieux complice Parent un merveilleux prix de consolation, la présidence de la Commission du chemin de fer transcontinental.
— Clarifiez donc pour moi la mystérieuse rumeur relative à un télégramme ? intervint Thomas Picard.
Si les questions allaient naturellement à Parent, cela tenait au fait que celui-ci assumait aussi la présidence de la Société du pont de Québec.
— Le matin du 29, un technicien a signalé à Theodore Cooper, l'ingénieur consultant responsable du projet, des données inquiétantes sur la solidité du pont. Celui-ci ne pouvait venir lui-même à Québec à cause de son état de santé, c'est pour cela que leur rencontre a eu lieu à New York. Dès ce moment il a envoyé un télégramme pour demander de ne mettre aucune nouvelle charge sur la structure, avant que celle-ci ne fasse l'objet d'un examen attentif.
— ... Et ce télégramme ? insista encore le commerçant.
— Il y a eu une grève des téléphonistes à New York jeudi dernier. Ce hasard malencontreux a fait en sorte de tout retarder... Il est arrivé quelques minutes avant l'accident,
trop tard pour les victimes.
Pendant un long moment, les trois hommes s'absorbèrent dans leur verre, songeurs. A la fin, ce fut le maire Garneau, un homme grand et mince, particulièrement élégant avec son costume à l'anglaise, une moustache bien cirée dont les pointes se relevaient vers le haut, un binocle accroché sur le nez, qui insista :
— Mais un pont ne s'écroule pas de cette façon. S'il a demandé de tout vérifier...
— C'est que dès le départ, ces idiots ont mal fait leur travail...
La colère donnait une voix presque normale à Parent. En 1900, la Phoenix Bridge de Philadelphie avait obtenu le contrat de construction de la superstructure du pont. Tout, de la conception à la réalisation de l'ouvrage, relevait de cette société.
— Il y aura certainement une enquête publique, insista le maire.
— Celle du coroner bien sûr, en premier lieu, puis certainement une autre, créée par le gouvernement fédéral. Il a mis suffisamment d'argent dans cette réalisation...
Un million de dollars, précisément, accordé par le gouvernement central aux associés politiques de l'ancien premier ministre, tous de fidèles libéraux. Cette somme représentait au bas mot le salaire annuel de deux mille travailleurs. Un pareil désastre, à une année des prochaines élections, risquait de coûter très cher au parti au pouvoir.
— Quelqu'un risque-t-il de demander des comptes ?
Thomas Picard s'inquiétait un peu que des politiciens, à
Ottawa, ne souhaitent éponger les pertes de l'État au détriment des actionnaires de la Société du pont de Québec.
— Pourquoi ? Tous les plans ont été approuvés par des
fonctionnaires, opposa Parent, depuis le début nos livres sont ouverts à quiconque veut les voir. Dans un projet d'intérêt national, il est tout à fait normal que le gouvernement mette l'épaule à la roue: dans ce pays, on a toujours procédé de la sorte. Notre compagnie fera une faillite retentissante, puis avec le temps nous oublierons nos pertes...
Bien sûr, ce serait plus long pour certains. Mais comme le Canada semblait engagé pour longtemps sur la voie de la prospérité, chacun pourrait se refaire.
—Tôt ou tard, quelqu'un voudra reconstruire ce foutu pont, grommela encore le commerçant. Je ne songe pas à m'y engager de nouveau, j'ai eu ma leçon. Mais nous en avons tous besoin.
— Bien sûr, le projet sera repris, sinon la ville va péricliter.
Le grand rêve de ces entrepreneurs se
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