La belle époque
résumait à peu de chose: faire de Québec le port où passerait la majeure partie des personnes et des marchandises entrant ou sortant par la porte atlantique du Canada. Cela lui rendrait l'avantage perdu quelques décennies plus tôt au profit de Montréal. Cet espoir tenait à l'évolution du transport maritime : les navires devenaient trop imposants pour remonter facilement le cours du Saint-Laurent. Dans quelques années, les cargos et les paquebots les plus considérables ne le pouvant plus, des ports situés plus à l'est profiteraient de l'aubaine. Mais si aucun pont ne reliait Québec à la voie ferrée construite sur la rive sud du fleuve, par où transitait la plus grande part du commerce, une autre ville profiterait de cet avantage.
Personne ne jugeait possible l'autre solution, soit creuser le lit du fleuve sur une distance de cent cinquante milles, jusqu'à Montréal...
— Cela nous conduit au bas mot en 1916, peut-être 1917, commenta le maire Garneau. A ce moment, cela fera soixante-dix ans que les discussions sur la construction d'un pont à Québec auront commencé !
— Aussi longtemps ?
Thomas ne doutait pas que les discussions sur ce projet aient débuté dans les années 1850. Il faisait plutôt allusion à l'échéance aussi lointaine.
— Nous avons créé la Société du pont de Québec en 1897, commenta Parent et nous devions inaugurer cette construction dans le plus grand faste en 1909. Douze ans! Georges a raison: au mieux, il faut compter dix années encore, dont une servira à faire le ménage de ce grand gâchis.
— Rien, dans cet amas de matériaux, ne pourra être réutilisé ? questionna Picard.
Lui-même tirait profit de tous les objets usagés. Le sous-sol de son grand magasin offrait des marchandises en vrac à un prix imbattable.
— Non, l'acier ne se réutilise pas, expliqua Garneau, qui avait complété ses études à l'Ecole polytechnique en 1884. Sans compter que tout est tordu...
— Puis il y a l'effet psychologique : personne ne voudra utiliser des poutrelles ayant servi de cercueil à soixante-quinze travailleurs, renchérit l'ancien premier ministre.
Un nouveau silence leur permit de vider leur verre. Bientôt, Parent se leva en faisant mine de gagner la porte. Garneau le retint en rappelant :
— Nous avons un autre problème sur les bras: les fêtes du tricentenaire.
L'homme vint se rasseoir en soupirant. Cela lui paraissait maintenant bien futile.
— Tu crois que cela existe, les fées ?
Thalie tournait ses yeux sombres vers son père. Georges Méliès avait donné une dimension toute nouvelle à sa carrière d'illusionniste grâce au cinéma. Sa production se révélait délicieusement fantaisiste, quoique tous ses films ne convinssent pas aux petites filles. Certains, parmi les plus lugubres, mettaient en scène des exécutions capitales. La nouvelle administration du Nickel se souciait toutefois d'établir sa réputation auprès des familles. Aussi choisissait-elle les films les plus susceptibles de plaire à un auditoire de tous les âges.
— Non, cela n'existe pas, expliqua l'homme dans un sourire.
— Elles avaient l'air vrai, si petites dans la forêt.
— Pourtant, c'étaient des femmes aussi grandes que maman.
Le visage de la fillette exprimait le plus profond scepticisme. Peut-être que les fées du film étaient fausses. Cela ne prouvait en rien qu'elles n'existaient pas. Alfred prit la main tendue. Marie faisait de même avec le garçon.
— Nous pourrions aller voir les vitrines des commerces de la rue Saint-Jean, proposa l'homme. Le temps est encore très doux.
— Il commence à être tard. Nous aurions dû aller plutôt à la représentation de cet après-midi.
La mère jouait souvent le rôle ingrat de la personne la plus raisonnable du couple, soucieuse de faire respecter les heures du coucher, comme du lever.
— Pourquoi ? Demain matin, tout sera fermé, rien ne nous empêchera de sortir du lit à midi.
Elle ne protesta pas. Autant profiter des dernières heures de vacances, avant la rentrée. Quelques minutes plus tard, ils soumettaient les vitrines de la rue Saint-Jean à un examen aussi attentif que compétent. Mieux valait connaître les stratégies de la compétition et s'y adapter.
Quant à Thalie, ses questions nombreuses se succédaient, destinées tant à son père qu'à sa mère, sans que sa compréhension des trucages
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