La belle époque
c'est une escalope ? demanda Edouard, railleur.
— Cesse ces gamineries, grommela Fernand, assis à sa gauche, en posant la main sur son bras. Tu vas te faire exclure, et moi aussi, du simple fait que je suis à tes côtés.
Sur la petite estrade, les oreilles cramoisies, le président tapa de grands coups avec son maillet, alors que l'abbé Chartier, debout, l'air d'un inquisiteur espagnol, posait son regard sévère sur l'assistance. Quelques personnes avaient éclaté de rire. Son regard éteignit cet excès de gaieté dans toutes les gorges.
— Tous ne paraissent pas comprendre que certains sujets se prêtent mal au cabotinage, ragea encore Perreault.
— Même l'abbé Elphège Filiatrault, déclara Edouard d'une voix forte, celui qui le premier a proposé le drapeau de Carillon comme emblème national des Canadiens français, ne recommande pas d'y placer le Sacré-Cœur. Il a dit de ne pas mélanger la politique et la religion.
Car la tache au milieu du drapeau, qui paraissait orangée à cause du mauvais travail de l'imprimeur, était le Sacré-Cœur, encadré d'une guirlande de feuilles d'érable et souligné de la devise «Je me souviens».
Les aumôniers des nombreuses associations qu'encadrait l'Église catholique évitaient d'intervenir directement dans les débats, préférant agir en douce sur les principaux officiers... y compris au tribunal de la confession. Edouard venait toutefois d'évoquer une question religieuse, l'abbé Chartier se leva pour rétorquer d'une voix onctueuse :
— Notre jeune ami a lu trop vite la brochure de mon collègue Filiatrault, curé à Saint-Jude, une paroisse située à peu de distance de Saint-Hyacinthe. Si celui-ci suggère réellement de s'en tenir au drapeau de Carillon, sans ajouter le Sacré-Cœur, pour le motif de ne pas mêler la religion à la politique, il termine en disant qu'il appartient à nos seigneurs les évêques de juger de la question. Ceux-ci se sont prononcés. Au Canada français, la religion ne peut se séparer de la nationalité. L'une sans l'autre nous laisserait incomplets, en quelque sorte infirmes.
Des applaudissements nourris exprimèrent l'adhésion d'une forte majorité des personnes présentes aux idées exprimées par le prêtre. Seuls quelques garçons fixèrent les yeux sur le sol, immobiles. Les plus dociles finirent par joindre leurs applaudissements aux autres.
Edouard rougit, serra les poings pour être sûr que ses mains n'abdiqueraient pas. Quelqu'un se leva dans la salle, une grande feuille de papier à la main.
— Le moment est propice pour se remémorer les vers de notre poète national.
Emphatique, il commença :
O Carillon, je te revois encore non plus, hélas! comme en ces jours bénis, où dans tes murs la trompette sonore pour te sauver nous avait réunis.
Dans tous les collèges, dans tous les séminaires, les écoliers mémorisaient le poème d'Ovide Crémazie, et aucune cérémonie de remise de prix de fin d'année ne pouvait être considérée comme un succès sans que quelqu'un ne le déclame d'une voix affectée. Aussi, tous dans la salle, à quelques exceptions près, reprirent en cœur le refrain :
Je viens à toi quand mon âme succombe et sent déjà son courage faiblir.
Oui, près de toi venant chercher ma tombe pour mon drapeau, je viens ici mourir.
Quand le calme revint dans la salle Loyola, Antonio Perreault demanda, caustique :
— À moins que quelqu'un, parmi vous, ne réclame le vote, nous considérerons qu'à l'unanimité vous avez fait du drapeau Carillon-Sacré-Cœur l'emblème de l'ACJC.
Personne, par crainte d'ostracisme, pas même Edouard, n'osa soulever la moindre opposition. Une nouvelle salve d'applaudissements souligna l'adoption de la proposition. Le silence revenu, le président enchaîna :
— Le prochain sujet concerne surtout les gens de Québec, quoique l'opinion de nos collègues de partout dans la province éclairera nos échanges.
Le jeune avocat chercha un moment dans les feuilles posées devant lui, puis continua :
— En réalité, nous avons effleuré indirectement le sujet, tout à l'heure. La France a cru bon de nous imposer un nouveau consul, monsieur Henri Dallemagne. Pour notre ville canadienne-française, Paris a choisi non seulement un juif, mais aussi un franc-maçon. On nous envoie un représentant de ceux qui ont réussi à détruire la France catholique de nos ancêtres. On pourrait croire qu'ils complotent
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