La belle époque
silence dans sa tête.
— Heureusement, ma femme a l'habitude de tous ces quémandeurs. Elle s'est assise de façon à lui tendre sa mauvaise oreille. Son flot de paroles ressemblera au murmure du vent dans les branches... À tout le moins, elle décrit ainsi mes meilleurs discours.
Le politicien secoua la tête, amusé, puis continua :
— Nous ne pouvons pas nous en tenir à 1909.
— Bien sûr que non. Tout le monde chercherait la silhouette du pont à l'horizon.
— Et des fêtes modestes ?
Le premier ministre revenait à sa première idée, formulée dès le début des discussions sur cette question plus de deux ans plus tôt. Il ajouta après une pause, pour se justifier :
— Si vous lisez les journaux américains, vous savez que les célébrations tenues pour le tricentenaire de Jamestown, en Virginie, ne remportent pas un bien grand succès. Pourtant, ce pays compte une population quinze fois plus nombreuse que la nôtre, et terriblement plus riche.
— Les comptes rendus ne sont pas franchement négatifs.
— En plus, cela a réveillé des antagonismes de race, avec les Indiens et avec les Nègres.
Évidemment, les populations de ces deux communautés ne pouvaient commémorer sans réserve la venue des colons anglais en Virginie. Les premiers y avaient perdu un continent et un mode de vie, les seconds avaient été arrachés à l'Afrique par millions pour vivre deux cent quarante ans d'esclavage.
C'était la véritable crainte de Wilfrid Laurier. Célébrer avec une trop grande ampleur le Canada français susciterait la colère des Canadiens anglais. Plusieurs de ceux-ci considéraient toujours comme une anomalie le fait que certains de leurs compatriotes ne parlent pas la langue de l'Empire.
— Dans notre charmante province, la difficulté se montre différente, précisa Thomas. Le passé, et sa commémoration, deviennent des enjeux politiques. Les soutanes célébreront les deux cents ans de la mort de monseigneur de Laval, avec aux premières loges tout ce que le territoire compte de conservateurs et de nationalistes désireux de bien se faire voir.
— Fêter l'anniversaire de la mort de quelqu'un, quelle sottise ! grommela sir Wilfrid.
Après une pause, le politicien demanda, plus soucieux :
— Cela n'aura pas une bien grande envergure, n'est-ce pas?
— Vous voulez rire ? Dans toutes les écoles, pendant des mois, les enfants se feront seriner des leçons à propos de notre héritage catholique et français. Imaginez les efforts conjugués des maîtresses d'école encadrées par les curés, des frères et des sœurs enseignants, des prêtres dans les collèges et les séminaires. Les curés dans chacune de nos paroisses sont déjà occupés à peaufiner leurs sermons sur le sujet. En juin prochain, pour le grand jour, toutes les associations catholiques, des Filles d'Isabelle aux Ligues du Sacré-Cœur, seront mobilisées. Et aucun journaliste n'osera mettre en doute la pertinence ou la grandeur de l'événement, sous peine de risquer l'excommunication... Vous savez que l'évêché travaille à la création d'un journal quotidien à Québec, pour prêcher la bonne parole et combattre l'influence délétère de nos propres publications, comme Le Soleil ?
Les attaques des membres du clergé catholique contre les journaux libéraux avaient procuré à Wilfrid Laurier plusieurs de ses cheveux blancs. Thomas s'arrêta, un peu gêné de lui donner des leçons de politique. Laurier admit après un long silence :
— Je savais, pour ce journal... Vous êtes convaincu qu'il faut opposer un héros laïc à leur héros affublé d'une soutane, et une fête libérale pour faire contrepoids à une commémoration à la fois cléricale, conservatrice et nationaliste ?
Thomas Picard lui adressa un signe affirmatif de la tête. Le premier ministre demeura songeur un moment, puis expliqua :
— Depuis Ottawa, l'équation devient un peu plus complexe. Dès que j'ai l'air de donner un peu trop aux Canadiens français, je perds des votes au Canada anglais. Ce pont écrasé au fond du fleuve, c'est une masse d'argent public dépensé au Québec, en pure perte. Si j'en ajoute encore pour fêter Cham-plain... Honnêtement, je crains pour la prochaine élection.
— Je m'inquiète aussi. C'est le vote en bloc du Québec qui vous porte au pouvoir. Il ne faut pas que les nationalistes prennent trop de place. Les deux
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