La belle époque
doigt de cognac dans deux verres. La première gorgée les fit grimacer tous les deux. Ils se trouvaient dans la bibliothèque. Calés dans de profonds fauteuils, ils mimaient les hommes d'affaires prospères qu'ils comptaient devenir.
— Cet après-midi, tu as exagéré. Une escalope...
— Et toi, tu n'as rien dit, alors qu'il y a deux semaines tu te déclarais d'accord avec moi. Le drapeau de Carillon est une chose, quoique déterrer de vieux symboles monarchistes français me laisse un peu froid...
— À la bataille de Carillon, les miliciens canadiens ont surpassé en valeur les armées régulières de France.
— Si tu veux. Mais ajouter le Sacré-Cœur... Avec ce grand torchon, les curés nous passent en fraude une avalanche de bondieuseries, sous couvert de nationalisme.
Fernand contempla son cognac un moment, puis opposa:
— Je reconnais bien là le libéral avancé; un vrai rouge ! Je ne partage pas tes idées là-dessus, tu le sais. Ce sont les curés, comme tu dis, qui nous ont conservés français. Ce sont eux aussi qui le feront dans l'avenir. Tu ne peux pas séparer le symbole catholique du symbole national, car les deux sont intimement mêlés dans ce que nous sommes.
Edouard voulut protester, puis décida de se retenir. Les amis ne se révélaient pas si nombreux dans sa vie, inutiles de les chasser en se montrant trop radical. Il préféra changer de sujet:
— Ne trouves-tu pas ridicule l'idée de faire du bruit à propos de ce juif, le consul ?
— Ce n'est pas lui, en tant que personne...
— Voyons, si je te donne un coup de poing en tant que conservateur, tu vas voir que ta personne va encaisser. Ces gens renouent avec l'antisémitisme, comme au temps de Dreyfus.
L'histoire de ce juif, accusé faussement de trahison, avait déchiré la France quelques années plus tôt. Les échos de ce drame s'étaient répercutés de ce côté-ci de l'Atlantique, en particulier dans les pages du journal La Vérité.
— Nommer à Québec un consul à la fois juif et franc-maçon, cela ne peut tenir que du complot, ou de l'ignorance coupable. En protestant un peu, nous ferons l'éducation des personnes qui l'ont envoyé ici.
Edouard laissa échapper un soupir, songea un moment à évoquer les amours déçus de son compagnon, juste pour lui rabattre un peu le caquet. A la fin, bon garçon, il s'enquit plutôt :
— J'espère que tu n'as pas rêvé de joueuses de baseball toute la semaine. Je m'en voudrais d'avoir mis ton âme en
péril.
— Cesse de dire des sottises.
Au ton de son compagnon, il devina que cela avait été le cas.
Quitter son commerce un jeudi après-midi ne valait rien pour les affaires, mais certains rendez-vous ne pouvaient être évités. Le 19 septembre 1907, Thomas grimpa dans le tramway juste en face de son magasin, changea de voiture une première fois à l'intersection de la rue de la Couronne, une autre fois dans la rue Saint-Jean. Au moment de descendre en face de l'hôtel de ville, il constata que ses compagnons n'attendaient plus que lui.
— Monsieur Garneau, salua-t-il en serrant la première main tendue ; et monsieur Chouinard, enchaîna-t-il en prenant la seconde.
— Allons-y tout de suite, sinon Son Excellence risque de nous attendre, avertit le maire en ouvrant la portière d'une grande calèche.
La voiture passa devant le Château Frontenac, parcourut la rue Saint-Louis jusqu'au chemin de la Citadelle. A l'intérieur des murs de celle-ci, Garneau demanda à un militaire de faction d'annoncer son arrivée au maître des lieux. Le gouverneur général du Canada occupait le plus souvent Rideau Hall, une maison de fonction à Ottawa, mais des appartements lui étaient réservés dans la place forte dominant le Saint-Laurent.
Après quelques minutes d'attente, les trois compagnons virent arriver un petit homme chauve vêtu de tweed, une moustache épaisse sur la lèvre supérieure. Privé de son uniforme d'apparat, il ressemblait à un touriste britannique en vacances à Québec. Sans hésiter, il tendit la main vers le maire Garneau en disant:
— Cher Monsieur, je suis enchanté de vous revoir... et monsieur Chouinard aussi, bien entendu.
Tous les deux répondirent en murmurant «Excellence». L'homme s'arrêta ensuite devant Thomas, un sourcil levé en guise d'interrogation.
— Voici monsieur Thomas Picard, le présenta le maire.
En lui serrant la main,
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