La belle époque
libéraux, Grey n'hésitait pas à citer l'envolée oratoire de Wilfrid Laurier, vieille de quelques années déjà. Le premier ministre avait aussi prédit que le Canada compterait soixante millions d'habitants avant l'an 2000.
— Dans un futur immédiat, nous devons nous occuper des fêtes, commenta Thomas. La statue monumentale peut attendre, pas les célébrations. Je suppose que vous avez aussi dressé des plans pour celles-ci.
L'ironie échappa au grand homme, ou celui-ci choisit de l'ignorer.
— La grande mode, actuellement, ce sont les pageants : de grandes démonstrations théâtrales qui permettent de revivre les moments importants du passé. Nous pourrions les présenter dans ce cadre magnifique.
De la main, il désignait les plaines d'Abraham.
— Embaucher des comédiens, vous n'y pensez pas, opposa le maire Garneau.
— Non, non, protesta le comte Grey. Nous pouvons recruter des amateurs, les habitants de la ville de Québec, par centaines. Des gens de toutes les classes sociales se réuniront pour commémorer le passé de cette belle ville.
— Comme les pièces de théâtre des collégiens, au moment de la remise des prix de fin d'année ? questionna Chouinard, intrigué.
— Mais d'une ampleur autrement plus considérable, avec des centaines de participants... Cette année, une célébration absolument exceptionnelle a eu lieu à Oxford. Le même metteur en scène pourrait venir ici.
Visiblement, le représentant de sa majesté dans les colonies avait longuement réfléchi à la question. Narquois, Thomas demanda :
— Vous dites les grands événements du passé ? Lesquels ?
— La fondation de la ville, évidemment...
Un moment troublé, l'homme chercha comme à l'époque où il devait subir des examens. Ce diable de commerçant devenait agaçant... ou plus précisément a pain in the ass !
—Jusqu'à la Conquête, compléta-t-il enfin.
— De la fondation à la chute... Une fin un peu triste, non ? Dans quelle langue ?
Le maire Garneau rougissait un peu. Thomas Picard se révélait bien républicain, en interpellant ainsi le gouverneur général sans répéter le titre du haut personnage. Encore un peu, et il l'apostropherait avec le mot « citoyen ».
— En français, convint le comte Grey. On ne célébrera pas la plus vieille ville française d'Amérique dans une autre langue.
Le piège du commerçant était si grossier que l'homme ne put s'empêcher de sourire. Mais parfois, un piège en dissimulait un second, mieux camouflé. Ce fut à un autre membre du trio de l'amorcer:
— Si vous entendez conclure sur la Conquête, il faudrait que ce soit avec la dernière bataille, remarqua Chouinard.
Le personnage officiel souleva les sourcils, intrigué, puis murmura, certain que ce n'était pas la bonne réponse :
— 1759?
— 1760, Excellence, commenta Thomas en souriant. Si vous me permettez...
Il se tourna à demi, échangea quelques mots avec le cocher. Celui-ci fouetta son cheval, regagna le chemin de la Prison, suivit la Grande Allée vers l'ouest jusqu'à ce qu'il devienne le chemin du Cap-Rouge. Il bifurqua enfin sur le chemin Bourdon. Pendant ce long trajet, le gouverneur général offrit un visage peu amène, agacé d'être en quelque sorte enlevé par cet inconnu. Des deux côtés de la voiture, le bétail des cultivateurs des environs le contemplait en mastiquant.
La calèche poursuivit sa progression vers l'ouest sur le chemin Sainte-Foy, jusqu'à une colonne de pierre érigée en pleine campagne.
— Voici le monument des Braves de 1760, commenta Thomas.
Comme le gouverneur général paraissait ne rien comprendre, ce fut Garneau qui précisa :
— Après la bataille des plaines d'Abraham, les troupes françaises se replièrent à Cap-Rouge. Au printemps de 1760, sous le commandement du chevalier de Lévis, elles ont battu les Anglais... Votre Excellence.
— Ce fut un massacre, exagéra Chouinard avec un empressement peu protocolaire. Ils sont allés se cacher derrière les
murs de la ville.
— Pour nous, ce n'est pourtant pas une histoire qui finit bien, ajouta Thomas Picard. Au dégel, le premier navire à se pointer devant Québec fut la frégate Lowestoffe, alors que les bâtiments français étaient arraisonnés dans le golfe. Sans renfort, les Français se sont dérobés tout l'été devant les trois armées ennemies, jusqu'à la capitulation de
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