La belle époque
Montréal.
Grey demeura songeur, puis remarqua :
— Mais la dernière bataille fut une victoire française, vous avez raison. Celle des Braves de Sainte-Foy... Il faudrait que le parc des Plaines se rende jusqu'ici.
— Vous n'y pensez pas..., s'émut Picard. Cela entraverait tout le développement de la ville.
— Un second parc plutôt, et cela dans quelques décennies, tempéra Garneau.
Le comte Grey n'écoutait plus, les yeux fixés sur le monument.
— Voici une meilleure réponse à votre question, Picard : nous honorerons la mémoire des Braves, des deux côtés. Ces Braves dont les enfants ont donné naissance à un nouveau pays, le Canada. L'insistance des représentations théâtrales ira évidemment sur la Nouvelle-France et le fait français, puisque nous célébrerons Québec... Mais je dois rentrer, ajouta-t-il en sortant sa montre de son gousset.
— Bien sûr, conclut Garneau. Cocher, à la Citadelle.
Pendant un long moment, les quatre hommes progressèrent
en silence. Thomas ne détestait pas son rôle, celui de l'homme pratique, soucieux de livrer une fête pas trop ambitieuse à ses concitoyens dans des délais plutôt courts. Il demanda enfin :
— Excellence, croyez-vous que nous pourrons recruter au Royaume-Uni un spécialiste de ces... Comment avez-vous dit, tout à l'heure ?
— Des pageants. Cela ne posera aucun problème, avec l'appui du gouvernement de la métropole.
— Et pour le contenu du spectacle ? Vous comprenez que la moindre maladresse aurait un bien mauvais effet.
Le comte Grey, en poste au Canada depuis trois ans, comprenait très bien que les épidermes nationaux des anciens comme des nouveaux sujets de Sa Majesté se révélaient d'une extrême sensibilité. Vouloir créer un pays dont l'acte de naissance était une conquête sanglante posait des difficultés immenses... peut-être insurmontables. Une grande messe civique pour commémorer les moments les plus glorieux du passé, afin de rallier au même projet les vainqueurs et les vaincus d'hier, pouvait avoir des résultats catastrophiques à la moindre maladresse.
A la fin, il proposa ;
— Le mieux serait que vous cherchiez l'auteur des spectacles historiques chez les Canadiens français. Vous saurez recruter quelqu'un dont le sens politique nous évitera toute déconvenue. Vous me comprenez?
— À un point que vous ne pouvez soupçonner, ricana Thomas.
Le maire Garneau, mal à l'aise, se déplaça sur la banquette, alors que son binocle se dérobait de l'arête de son nez. Wilfrid Laurier leur imposait la présence d'un goujat.
— Thomas Chapais pourra nous aider, suggéra Chouinard.
— C'est une excellente idée, approuva le maire. Avec lui, on ne risque pas des interprétations... aventureuses.
Ce Chapais faisait œuvre d'historien de la bonne entente, célébrant avec le même entrain la grandeur de la Nouvelle-France, et les conditions propices au développement économique et politique apportées par le Régime anglais.
— De mon côté, je mobiliserai les fonctionnaires des Archives publiques, à Ottawa, murmura Grey.
Les représentations théâtrales seraient peut-être écrites d'une seule main française, mais leur conception mobiliserait deux esprits au moins, l'un français, l'autre anglais.
— Pour donner à ces fêtes toute l'ampleur souhaitée, je peux vous assurer que la famille royale sera bien représentée, ajouta le gouverneur général.
La rumeur des efforts du représentant du roi pour obtenir la présence du prince de Galles à Québec n'échappait à personne. En 1860, l'héritier de la couronne était venu à Montréal pour l'inauguration du pont Victoria, le joyau du chemin de fer Grand Tronc. Que son successeur vienne souligner l'ouverture du pont de Québec, le maillon essentiel du second transcontinental canadien, paraissait un clin d'œil de l'histoire.
— Cela convenait dans le scénario original, commença Thomas. Après la catastrophe...
— Monsieur... Picard, à mes yeux, la présence du prince devient plus essentielle que jamais. L'inauguration d'un pont me paraissait triviale, la célébration de la naissance d'un grand pays, c'est autre chose.
— Vous croyez qu'il viendra ? s'inquiéta le maire Garneau.
— Cela ne fait aucun doute. C'est un ami.
Le gouverneur général ne mentait pas: lui et le futur souverain s'interpellait par leur diminutif. Thomas
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