La belle époque
frère Dosité.
— Elle a dit quoi ? fit Marie, incrédule.
— Celui qui le dit, c'est celui qui l'est.
Alfred affichait une fierté sans borne. De part et d'autre du comptoir du commerce, en attendant l'ouverture, il rendait compte de sa petite expédition d'espionnage.
— Menue comme moi et fantasque comme toi, commenta la mère, cela peut s'avérer très dangereux. Elle finira par attraper un mauvais coup.
— Pourtant, tous ces garçons paraissaient à la fois impressionnés et amusés. Ils ont tous des petites ou des grandes sœurs à la maison.
Discrètement, Alfred était sorti avant son garçon pour se poster près de l'église presbytérienne St. Andrew, juste en face de l'entrée de l'Académie. Cela lui avait permis de se tenir prêt à intervenir si les choses se gâtaient. Non seulement il éviterait que son fils soit encore victime de violences, mais il prendrait le tortionnaire sur le fait s'il récidivait.
— Tout de même, ce matin Mathieu paraissait terriblement inquiet. Il me semble que tu devrais lui dire que tu veilles sur lui.
— Si tu veux, je le ferais. Mais le courage...
Voilà que cet homme se mettait en tête d'apprendre à son garçon la virilité.
— Tu as pu voir ce Pierre Grondin. Est-ce que tu l'as reconnu ?
— Pas vraiment. Si je connais son père, il ne doit pas lui ressembler. Il s'agit d'un maigre, pas très grand, les cheveux d'un blond sale, plutôt laid. Pas le genre à en imposer vraiment à ceux de son âge. Cela explique sans doute pourquoi il s'attaque aux plus petits.
Alfred avait beau creuser sa mémoire, le patronyme, tout comme les traits de cet adolescent, ne lui disaient rien. Il se promettait de le suivre jusqu'à la maison, afin d'en avoir le cœur net.
— Tu as dit pas très grand ?
— Pour un garçon de quatorze ans. Mais il domine tout de même Mathieu de plusieurs pouces.
Marie secoua la tête, puis alla ouvrir la porte aux vendeuses qui lui adressaient des signes depuis le trottoir.
A l'heure du dîner, Mathieu retrouva la protection de sa petite sœur, ce qui lui valut quelques remarques amusées de la plupart des grands, sans plus. La scène se répéta encore à la fin des classes. Discrètement, Alfred rendit compte de ces événements à sa femme.
Le mardi matin, Thalie répéta sa petite démonstration de courage, alors que Pierre Grondin se tint coi, désireux d'éviter les railleries dont il avait été l'objet la veille. Quand Mathieu fut entré dans l'établissement scolaire et que la fillette marchait en direction du couvent des ursulines, l'adolescent suggéra à ses compagnons :
— Si nous la suivons, nous pourrons lui donner une leçon.
— Tu n'es pas sérieux, une petite fille !
Ses compagnons habituels s'éloignèrent en jetant sur lui des regards étonnés. Dépité, en fin de journée, il préféra s'esquiver avant tout le monde, afin d'éviter les quolibets des plus grands. Voilà que la distribution des rôles changeait.
Ce même jour, au moment de rentrer dans le commerce de la rue de la Fabrique avec son frère, Thalie s'étonna juste un moment de ne pas voir son père sur les lieux, puis déclara à Marie d'une voix joyeuse :
— Le moussaillon est prêt à travailler.
— Le moussaillon a-t-il des devoirs? Cela doit passer en premier.
— Pas trop ! Une petite demi-heure.
— Pliage?
Elle grimaça, mais se mit à la tâche sans rouspéter. Quand Mathieu commença à l'aider, sa mère décréta d'un ton qui ne tolérerait pas la contestation :
— Toi, mon garçon, monte tout de suite. Tes côtes te font sûrement souffrir, puis avec les journées de classe ratées la semaine dernière, tu as sûrement un peu de matière à récupérer.
— Mais maman !
— Allez, ouste, insista-t-elle. En plus, tu n'as pas avalé un repas complet depuis plusieurs jours.
La nourriture liquide commençait à lui tomber sur le cœur. Heureusement, la douleur dans l'articulation de sa mâchoire s'estompait. Sans insister, il monta les deux étages, déposa son sac dans sa chambre et alla dans la cuisine afin de manger un peu.
— Bonsoir, Gertrude. Je peux avoir quelque chose qui ne soit pas de la soupe, du potage ou du bouillon?
— Une tartine ? suggéra-t-elle en levant la tête de ses chaudrons.
Elle ajouta en regardant la joue marbrée de bleu :
—Je vais enlever la croûte et laisser
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